Le temps Lyapunov

Le temps Lyapunov 

Dans la physique moderne, explorant principalement des « conditions très déséquilibrées » et des systèmes chaotiques, il y a un terme technique – le « temps Lyapunov ». Il désigne une période où un certain processus (physique, mécanique, quantique, ou même biologique) se développe au-delà des limites de prévisibilité précise (ou probable) et entre dans un mode chaotique. En d’autres mots, la trajectoire du processus est subordonnée à des lois strictes seulement jusqu’à un certain moment dans le temps réel. Au-delà de ce moment, le temps « normal » se termine et le « temps Lyapunov » paradoxal (ou plus précisément, le « temps Lyapunov positif ») le remplace. Les caractéristiques de ce « temps » sont très curieuses. A la différence du temps physico-mécanique habituel, qui est considéré dans la physique classique comme une quantité essentiellement réversible (cela signifie que le temps n’est rien d’autre qu’un axe statique, ajoutant une quatrième dimension à l’espace tri-dimentionnel ; voir le modèle éducationnel d’Einstein), le « temps Lyapunov » s’écoule irréversiblement, dans une seule direction, et par conséquent, ne consiste pas en une trajectoire définie une fois pour toutes (dans l’espace quadri-dimentionnel), mais en « événements », en mouvements complètement imprévisibles, qui sont arbitraires, accidentels, irréguliers. Les processus qui surviennent durant le « temps Lyapunov » sont qualifiés de chaotiques par contraste avec les processus de la mécanique classique.

Cela peut être illustré par un exemple de la vie quotidienne. Par exemple, trois personnes sont en train de boire. Jusqu’à un certain moment, leur comportement est très prévisible : ils discutent de connaissances, d’amis, de problèmes personnels, de sport, de femmes, de politique. Progressivement, à mesure que le niveau d’ivresse s’accroît, des « bruits » (c’est ainsi que la physique moderne nomme les interférences secondaires dans le flux du processus) commence à s’insinuer dans la conversation. Ces « bruits » peuvent s’exprimer par ce que certains passages sont répétés plusieurs fois par les gens ivres, les conditions psychologiques deviennent tendues, des arguments et des conflits surgissent, l’atmosphère générale se tend. A un certain moment, les conditions atteignent le point de divergence (c’est un terme-clé dans la « théorie de la catastrophe » du physicien bien connu René Tom). Cela signifie que la logique de comportement du trio ivre dans son ensemble et de chacun de ses membres séparément, peut arbitrairement prendre une trajectoire parmi deux de probabilité égale. Par exemple, deux d’entre eux vont dormir, et le troisième rentre à la maison. Ou l’un en attaque un autre à coups de poings, pendant que le troisième tente de les calmer. Ou tous les trois vont dans la rue et se bagarrent avec des passants pour des broutilles. Ou tous se séparent tranquillement et rentrent dans leur famille avec une conscience coupable.

Quand tout le monde se rassemble pour boire, le résultat final de la beuverie n’est pas connu. Jusqu’à un certain point, la situation est subordonnée à un nombre limité de facteurs psychologiques, variant selon le niveau culturel et intellectuel des buveurs. Mais quelles que soient les pré-conditions, si la beuverie continue, tôt ou tard le point de divergence sera atteint, et le groupe entrera sans s’en apercevoir dans le « temps Lyapunov », où toutes les proportions sont érodées, où un détail minime peut causer une réaction excessive, où chaque action suivante est complètement imprévisible et manque de motifs.

Mais ce qui est le plus intéressant est que le « temps Lyapunov » n’est pas une période de désordre complet, où tous les mouvements sont absolument arbitraires. Il se situe quelque part entre un système pleinement structuré et une complète absence de système. Des fragments de trajectoires demeurent, le comportement ivre est subordonné à des fragments de conditions logico-psychologiques déterminées. Le chaos possède sa structure paradoxale, qui est appelée « physique de processus non-intégrés » ou « système d’attractions fractales ». Par conséquent, le « temps Lyapunov » est sujet à une certaine mesure paradoxale, seulement plus flexible et comprise plus largement que le déterminisme des « systèmes intégrés » (en d’autres mots, les trajectoires classiques et quantiques ordinaires). Certains physiciens contemporains – en particulier Ilya Prigogin – pensent que les processus se déroulant dans le « temps Lyapunov positif » sont la clé du mystère de la vie. Ici, dans cet état transitoire, entre la structure stricte et la complète absence de structure, dans un système chaotique, se trouve la combinaison « magique » de loi et de liberté, de modèle et d’événement, de détermination et de spontanéité, et c’est cette combinaison qui est appelée « vie ».

Un modèle purement logique et rationnel, comme l’a montré Kant, n’est pas capable de « saisir » un objet par lui-même, l’essence de la réalité, qui reste toujours inaccessible et nouménal. Le « noumène » lui-même garde un silence complet. C’est seulement dans les mondes chaotiques, pendant le « temps Lyapunov », que survient la secrète transition entre le silence et la parole, l’existence et la non-existence, le rationnel et l’irrationnel, et inversement.

Etonnant, mais les idées de Prigogin et d’autres théoriciens des « processus non-intégrés » coïncident exactement avec les doctrines traditionnelles de l’alchimie, affirmant que la « Pierre philosophale » peut être trouvée dans une « particule d’ancien chaos » que le Créateur aurait négligé pendant la création ! C’est la « magnésie des philosophes », « notre Cybèle », « notre Latone ». 

Le « temps Lyapunov » est un très important concept à deux niveaux isomorphiques – la réalisation spirituelle individuelle et les transformations sociales. Pour un individu essayant de trouver son véritable centre, le « temps Lyapunov » signifie cultiver les états marginaux (alcoolique, narcotique, etc.) entre la pleine conscience éveillée et l’évanouissement nocturne.

C’est seulement à cette limite qu’il est possible de saisir le point magique, spectral, où l’existence individuelle côtoie les réalités extra-individuelles – de caractère infra-corporel et purement angélique. C’est l’essence du mécanisme de l’initiation. Le « temps Lyapunov » est une phase de « mort initiatique ». Celui qui est capable de prendre le contrôle de ce « goulot d’étranglement » dépasse la limite du dualisme fatal vie-mort. Au niveau social, c’est une image analogue. Chaque régime, chaque ordre social, chaque formation économico-politique est subordonné à des lois strictement déterminantes, incarnées dans la structure du pouvoir, dans son idéologie, dans ses règles internes. Mais l’énergie sociale, comme toute énergie dans l’univers corporel, diminue dans une direction, « produit de l’entropie ». C’est pourquoi tout régime et toute formation sociale fonctionne logiquement et en accord avec ses lois seulement pendant une période limitée. Après un certain moment, le « temps Lyapunov » arrive. Comme un groupe de buveurs, après avoir atteint une certaine limite la société commence à se comporter de manière imprévisible, chaotique. Le périphérique s’accroît jusqu’à des proportions géantes, le central et l’axial se déplace vers la marge.

Incontestablement, le « temps Lyapunov » a commencé en 1985 pour l’URSS. L’actuel président (notez, « imprévisible » !) est un exemple typique de « particule » dans un système chaotique. Devant nos yeux, un nouveau système libéral est né à partir des « vestiges en voie de disparition » du socialisme tardif dégénéré. Mais lui aussi a vieilli, son entropie grandissant terriblement vite, il commence à nous rappeler, curieusement, jusqu’aux moindres détails, les dernières phases de la société soviétique. On ne peut pas exclure que le cycle libéral sera très éphémère, puisque certains systèmes ne sont, en principe, pas viables (dans certaines conditions).

Un autre aspect important : la phase d’effondrement du soviétisme est survenue dans une complète passivité intellectuelle de la part des acteurs majeurs. En d’autres mots, il n’existe pas d’organisme social qui pourrait « saisir » le contenu principal du « temps Lyapunov » social dans notre situation et placer cette précieuse connaissance à la base d’un nouvel ordre social. Il semble que tout le monde dormait pendant les événements les plus intéressants. Mais la mort initiatique est différente de la mort ordinaire en ce que la conscience n’est pas perdue complètement (étant préservée dans un régime spécial). Le chaos doit non seulement être surmonté, mais interprété. Si cela ne se produit pas, la répétition du chaos est inévitable. Une autre catastrophe, une autre phase de changements sociaux, encore un autre « saut dans l’inconnu ». Même plus, cela se répétera (avec un rythme plus rapide) jusqu’à ce qu’une formation sociale prenne la responsabilité d’un travail scientifique et pratique, dangereux et excitant, sur les structures chaotiques.

La « stabilité » et la « régularité » sont encore plus fantomatiques et trompeuses que les derniers jours du SOVDEP (et le retour au passé est irréaliste). 

Notre société est aujourd’hui un mirage aussi inconsistant que la stupidité confiante de l’homme de la rue contemporain. Mais nous savons que le « temps Lyapunov » est notre temps. C’est pourquoi la main glisse vers … (non, pas encore vers ce à quoi vous pensiez) les livres de Poincaré, Kolmogorov, Stengers, Tom, Prigogin, Capra, Nichols, Mandelbrot, et d’autres auteurs intéressants.

A notre doctrine universelle de la Révolution, en plus de l’héritage de la « Nouvelle Droite » et de la « Nouvelle Gauche », nous ajoutons les théories des « nouveaux physiciens ».