Le conservatisme lutte pour ce qui est permanent.

Le conservatisme lutte pour ce qui est permanent

Afin de permettre aux lecteurs d’appréhender la notion de « conservatisme » telle qu’elle est utilisée par de nombreux acteurs de la vie politique russe contemporaine, nous proposons ici quelques extraits de l’ouvrage fondamental d’Alexandre Douguine « La Quatrième Théorie Politique », paru dans sa version française chez Ars Magna Éditions, Septembre 2012.

Les extraits du texte ci-dessous proviennent des pages 103 à 105.

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L’inanité des différentes représentations du conservatisme

Une des erreurs les plus répandues concernant le concept de conservatisme consiste en une représentation simplifiée selon laquelle les conservateurs sont ceux qui veulent conserver le passé, garder (ou rendre) tout tel qu’il était. En fait, au sens politique le conservatisme n’est ni la conservation du passé, pas même un appel à la tradition. Le conservatisme se définit comme une approche philosophique qui interprète le temps de façon très spécifique. Il ne fait pas que choisir un segment de temps (le passé) en qualité de priorité, mais il opère avec une représentation particulière du temps loin d’être banale et exigeant une étude plus approfondie.

La philosophie de l’histoire et le diachronisme.

Dans la culture du moderne, nous sommes habitués à procéder selon une approche diachronique de l’histoire qui est devenue pour nous quelque chose allant de soi. Cette approche distingue trois catégories temporelles situées dans un ordre strict et irréversible : le passé, le présent (ce qui se passe) et l’avenir. Notons que le passé est ce qui s’est passé. Le présent est ce qui existe. L’avenir, ce qui viendra. Toutes les racines de ces concepts, passé, présent, avenir, sont liés non pas à la signification de l’être, mais à la signification du mouvement (ou au moment de son existence « dans l’instant », son « arrêt »). Voilà en quoi consiste la spécificité de l’historicisme et de la philosophie de l’histoire. Il s’agit d’un modèle de compréhension du monde à travers le mouvement, cette représentation s’est affirmée dans la culture occidentale à l’Epoque moderne en même temps que le concept de progrès. Cette conception unidirectionnelle du temps comprend déjà en elle l’idée du progrès, c’est-à-dire au sens propre, le mouvement vers l’avant.
L’introduction totale et systématique de ce paradigme diachronique contraint quelque fois les conservateurs eux-mêmes lors de la formulation de leurs positions philosophiques et politiques à faire appel au passé en tant que norme. Par là-même, le conservateur exprime d’une certaine façon son accord avec le temps linéaire, reconnaît le fait même de progrès, mais attribue à son contenu une conclusion alternative et négative. Il ressort que le conservateur qui agit de la sorte est par définition un rétrograde, c’est-à-dire celui qui va vers l’arrière. Or, il s’agit d’une définition incorrecte parce que le conservateur ne s’intéresse pas du tout à ce qui s’est passé mais à ce qui se trouve dans le passé, particulièrement au sens où les hommes du moderne comprennent le « passé ».

Le conservateur et le permanent

En fait, au lieu de la topique temporelle diachronique, passé, présent et avenir, les conservateurs opèrent avec un modèle complètement différent non pas diachronique mais synchronique. Le conservateur défend non pas le passé, mais le présent, inchangé, ce qui par nature reste toujours identique à soi-même. Définissant le conservatisme, le philosophe Alain de Benoist, a fait remarquer de façon très juste que « les racines ne sont pas ce qui a existé à une certaine époque, mais ce qui pousse toujours », quelque chose de vivant. Sitôt que nous affirmons que le conservatisme lutte non pas pour le passé mais pour ce qui est permanent, pour les constantes fondamentales de la société, de l’homme et de l’esprit, alors nous pouvons pleinement comprendre le regard du conservateur sur les trois modalités temporelles, le passé, le présent et le futur. Le passé vaut non pas par lui-même, mais seulement pas le fait qu’il contient quelque chose de permanent. Le présent et le futur ont une valeur pour la même raison.
L’histoire russe contient de nombreuses périodes différentes, tant par leur contenu que leur signe, mais toutes ces périodes se trouvent dans le passé. Ainsi, le morcellement féodal, la conquête mongole, le Temps des Troubles, le schisme, les réformes de Pierre le Grand, la période de Bironov, la Révolution de février, le dégel de Khrouchtchev, et même la perestroika, le règne d’Eltsine et beaucoup d’autres événements, ce qui est catégoriquement inadmissible et constitue une anomalie pour le conservateur russe cohérent avec lui-même. Quand le conservateur feuillette un livre d’histoire russe, il y voit aussi bien les pages d’or que les pages sombres. Et elles n’ont en commun que le fait d’être écrites par le sang.

L’être du temps originel.

Le conservateur tente de comprendre ce qui dans le processus historique d’un peuple déterminé, dans notre cas le peuple russe, a été constant, permanent, ce qui est maintenant, et ce qui logiquement, sera de même dans le futur. Cependant, l’idée la plus importante du conservatisme consiste dans le fait qu’ils pensent non pas au passé, mais à ce qui a existé, non pas au présent, mais à ce qui existe maintenant, non pas à ce qui se réalisera, mais à ce qui existera.
Ici, il est tout à fait opportun d’évoquer le modèle philosophique de Heidegger au centre duquel se trouve la question de l’être. Pour le progressiste et l’adepte de la philosophie de l’histoire, l’être est une fonction du devenir (de l’histoire et du temps), pour le conservateur (Heidegger lui-même était un conservateur fini, qui plus est un conservateur-révolutionnaire), le temps (l’histoire, la durée, die Zeit) est une fonction de l’être. L’être est originel, le temps secondaire.
Cela signifie beaucoup. Voilà en quoi consiste le secret du conservatisme. Ce qui appartient à l’être dépasse le temps et ne dépend pas du temps. C’est pourquoi ce qui a réellement existé, existe obligatoirement maintenant et existera demain. En outre, ce qui existera demain a obligatoirement existé hier et existe aujourd’hui car le temps n’a aucun pouvoir sur l’être. Au contraire, l’être a tout pouvoir sur le temps, prédétermine sa structure, son cours et son contenu. Voilà précisément ce qui rend possible les positions du conservateur, non seulement par rapport au passé et au présent, mais aussi par rapport au futur. Voilà sur quoi se fonde la possibilité de l’existence d’un projet conservateur.