Civilisation souveraine et élimination du césarisme

Civilisation souveraine et élimination du césarisme

» A propos des limites des décisions et de la nature des fluctuations de Vladimir Poutine »

Le Césarisme

Selon la terminologie d’Antonio Gramsci, le régime prévalant dans la Russie d’aujourd’hui est très précisément déterminé par le concept de « césarisme ». Voici ce que Gramsci entend par là.

Il décrit le système capitaliste mondial au moyen de trois niveaux, économique (la base), politique et intellectuel (tous deux relevant de la superstructure). L’économie, c’est le marché. La politique, ce sont les partis bourgeois, de droite et de gauche. L’intellectualisme représente les porteurs de l’hégémonie, c’est-à-dire du discours destiné à renforcer les normes, les principes, les protocoles et les codes bourgeois. Selon Gramsci, l’hégémonie est autonome, tant vis-à-vis de l’économie que de la politique. Les intellectuels qui rendent possible l’établissement de l’hégémonie capitaliste peuvent exister même dans une société au marché immature et dépourvue de partis bourgeois stables.Les porteurs de l’hégémonie font allégeance au capital en tant que principe, en tant qu’idée. Ces intellectuels concluent un pacte avec le capital. L’hégémonie s’établit d’abord au niveau de la conscience, et seulement après dans la politique et l’économie. De même, Lénine, misant sur la politique, dépassa les réelles réformes bourgeoises de la base économique de l’Empire russe. L’hégémonie s’installe grâce aux intellectuels, à leur discours, leurs stratégies en matière de médias, d’éducation, d’expertise, et en matière sociale.En vertu de la disparité entre l’établissement de l’hégémonie et l’ordre capitaliste dans le monde, note Gramsci, survient souvent la situation suivante : quand dans l’un ou l’autre pays le développement capitaliste est incomplet (en retard sur le capitalisme global), un meneur politique de tendance autoritaire arrive au pouvoir et construit sa politique sur un balancement entre hégémonie (capitalisme) et idéaux et procédures nationalistes précapitalistes. Il qualifie cela de césarisme.Le dirigeant de type césariste est forcé de naviguer entre les exigences de libéralisation politique, économique et sociale, et la préservation de l’intégrité du pouvoir, appuyé sur un groupe qui lui est personnellement dévoué, se dissimulant derrière « des valeurs traditionnelles et conservatrices ». De plus, la nature du césarisme est telle que le dirigeant ne peut complètement abandonner l’hégémonie à cause du lourd retard sur le système capitaliste mondial, mais il ne peut l’accepter entièrement, car cela le mènerait à la perte de son pouvoir personnel qu’il devrait distribuer selon les normes propres à la démocratie bourgeoise.C’est la raison pour laquelle le césarisme est obligé d’osciller constamment entre les cercles capitalistes et les porteurs de l’hégémonie d’une part, et les traditionalistes conservateurs d’autre part. L’enjeu principal consiste à renforcer le pouvoir personnel et à conserver pour soi-même, ainsi que le petit groupe de dirigeants, le contrôle sur la société. La caractéristique principale du césarisme, c’est le balancement, la tentative de concilier l’inconciliable, la perpétuelle oscillation du cours politique vers un côté (l’hégémonie) ou le côté opposé (le conservatisme).

La politique de Poutine, c’est le césarisme classique (exécuté avec un certain succès), pratiquement dans sa version chrestomathique. De là découle sa formule : libéralisme (hégémonie) + patriotisme (conservatisme). Les deux ailes idéologiques sont une nécessité vitale pour Poutine : les libéraux assurent la liaison avec le système capitaliste global et les patriotes permettent de maintenir les libéraux sous contrôle, leur inspirant la crainte d’un dur revirement antilibéral de la ligne adoptée. Les uns et les autres sont nécessaires à Poutine, les uns et les autres lui sont étrangers quant aux idées. Le but du césarisme est le maintien au pouvoir d’une élite dirigeante, pas d’une quelconque idéologie. Cela explique le pragmatisme et l’indifférence idéologique : dans le système césariste, le chef autoritaire passe facilement d’un système idéologique à l’autre, n’en suivant aucun de façon stricte et cohérente.
Gramsci a analysé de cette façon le phénomène du césarisme dans différentes situations historiques, et chaque fois, le tableau rappelle de manière surprenante, jusque dans le détail, la Russie entre 2000 et 2014. Le césarisme explique parfaitement pourquoi les libéraux su système (nous les appelons la sixième colonne) et les patriotes du système (les conservateurs « softcore ») considèrent Poutine comme l’un des leurs, fidèle à la vision du monde leur propre pôle, alors que les libéraux extérieurs au système (la cinquième colonne, porteurs du discours hégémonique pur, directement intégrés au système capitaliste mondial – au premier titre, sur le plan mental) et les patriotes extérieurs au système (les conservateurs « hardcore ») considèrent par contre Poutine comme un « ennemi » (les premiers, comme un « fasciste », les seconds comme un « traître »).

Le césarisme de Poutine saute aux yeux de manière telle qu’il est étrange que les politologues occidentaux ne l’aient pas remarqué, eux qui traditionnellement accorde beaucoup d’importance à Gramsci, particulièrement dans le contexte de ses analogies avec les théories postpositivistes et postmodernistes (en particulier, l’épistémologie de Foucault). Voici la réponse à « Who is Mr Putin ? » : un césariste, un pragmatique, un réaliste. Ni libéral, ni conservateur.

Les murs de Poutine

Le modèle de Russie césariste qui découle de la situation peut être schématisé comme suit :

Ce schéma est important, principalement pour comprendre correctement se qui se produit en Russie. Il est essentiel de noter d’emblée l’existence des deux lignes verticales, car elles délimitent le césarisme. Fonctionnellement, et d’un point de vue subjectif, idéalement, Poutine s’inscrit dans l’espace politico-idéologique inclus à l’intérieur du césarisme. Pour Poutine, ces limites deviennent des murs dogmatiques. Ceux-ci sont infranchissables. Poutine peut s’en approcher tout près, mais il ne peut les franchir. Le mur de gauche (pour le lecteur) représente la buée arrêtant le mouvement de Poutine en direction du conservatisme, d’abord systémique et ensuite, conséquent, non pas pragmatique, mais idéologique, c’est-à-dire orthodoxe-eurasiste ou russe-messianique, continentaliste, à la vision du monde multipolaire.
Le mur de gauche est déterminé par le slogan : défi à l’Occident. La Russie n’est pas un morceau du monde occidental mais une civilisation indépendante, appuyée sur ses propres forces ou simplement, sur la guerre. Le mur de droite, c’est la perte de souveraineté, la Russie, tournée vers l’extérieur, en tant qu’objet (et non sujet) de la politique et de l’économie mondiales,

Le césarisme prend fin là où une protagoniste principal brise un des murs. A ce moment, le système s’effondre. La destruction des murs signifie que le dirigeant passe du plan du pragmatisme technique au plan de l’idéologie, et dans ce cas, il doit être prêt à sacrifier aussi bien lui-même que le status-quo de l’État, au profit de l’Idée qui devient dès lors dominante. Ce passage du pragmatisme à l’idéologie paraît essentiel.

L’hégémonie libérale est précisément une idéologie, et son centre est situé à l’extérieur de la Russie. C’est pourquoi ses zélateurs sont prêts à sacrifier la Russie au profit du libéralisme. Le libéralisme et l’occidentalisme sont deviennent une sorte de « religion séculaire », élevée au rand de valeur suprême. Mais en cas de destruction du mur gauche, le Dirigeant doit s’attendre à ceci : au nom du Monde Russe, doit pouvoir se risquer non seulement à se sacrifier lui-même, mais aussi à sacrifier le pays, s’il faut aller jusqu’à la guerre, et bien sûr le status-quo. Il s’agit de la suprématie de l’Idée opposée, antilibérale et anti-occidentale.
On comprend cela aisément, à la lumière de l’exemple des princes français ou allemands qui prirent parti pour les huguenots (les protestants) au XVIe siècle. Pour eux, le roi (l’empereur pour les autrichiens et les allemands) était le premier parmi les pairs. Périodiquement, ils entraient en contradiction avec lui sur des points techniques. Menant ces contradictions sur le plan idéologique (religieux), il prirent fait en cause pour Luther et Calvin, se dressant contre le catholicisme en général et contre la dimension sacrée du pouvoir royal. N’étant pas idéologiquement protestants, ils utilisèrent la Réforme pour résoudre leurs problèmes à l’égard du pouvoir. Mais pour l’histoire, leurs motifs personnels, paraissant insignifiants, tombèrent vite dans l’oubli. Mais les guerres entre catholiques et protestants déterminèrent la structure de l’Europe depuis la Guerre de Trente Ans jusqu’à nos jours. Tant que les comtes et les princes restaient dans le système global catholique et royaliste, leurs confrontation gardait un caractère technique. Mais quand ils se positionnèrent au niveau religieux, des lois plus générales entrèrent en action, qui conduisirent à l’époque des guerres civiles et internationales au nom des Idées.
Il en va précisément ainsi des « murs de Poutine » : au-delà commence le champ de la pure hégémonie d’un côté, et de la pure contre-hégémonie de l’autre. Le césarisme se fonde sur le maintien du Dirigeant et de son groupe à l’intérieur des murs. Ces derniers circonscrivent le champ d’action. C’est pourquoi dans le cadre du césarisme l’activité du Dirigeant est toujours caractérisée par l’oscillation ; elle conserve un caractère pragmatique et technique. Il ne prend jamais de décisions de principe. Les décisions ne font d’ailleurs pas partie du domaine du césarisme. Le dirigeant-réaliste s’en écarte systématiquement, comme si l’Idée se situait évidemment hors de son champs de compétence. Il ne peut qu’imiter une Idée, soit-elle libérale ou patriotique (eurasiste), mais il ne lui est pas permis de s’en emparer.

Les « murs de Poutine » sont en béton armé. L’Idée ne peut les traverser. Le césarisme est un genre de prison conceptuelle pour le Dirigeant. Par ailleurs, la structure de l’hégémonie est telle qu’elle devient devient de plus en plus puissante et planétaire, dès lors le césarisme est condamné à long terme. L’hégémonie le ronge de l’intérieur, te malgré que le dirigeant maîtrise l’expansion de l’hégémonie, il est obligé d’en tenir compte et de lui obéir (comme le montre très clairement l’immunité de l’ « Écho de Moscou » et d’autres médias ultralibéraux dans la Russie de Poutine. Ils représentent le mur de droite, à la limite de la sixième colonne).
Cette oscillation du Dirigeant, limitant , mais jusqu’à un certain point seulement, le développement de l’ultracapitalisme à l’intérieur du pays, Gramsci la désigne sous l’appellation de « transformismo », un transformisme politique. Transformismo signifie la mise en œuvre de réformes libérales de manière telle qu’elles fussent supportables et ne tombent pas sous les coups du Dirigeant tout puissant et de son groupe. Les quatorze années de pouvoir de Poutine furent du pur transformismo.

Le conflit entre l’Entreprise Russie et la Multinationale mondiale.

Dès le début, la multinationale mondiale (l’Occident) fut insatisfait de Poutine en tant que top-manager du segment russe du capitalisme mondial.Il se conduisait avec indépendance et limita les libéraux quasi tout-puissants, au pouvoir de la Fédération de Russie sous Eltsine. Poutine chemina sur la voie du césarisme. La Russie insistait de plus en plus sur sa souveraineté. De simple segment du capitalisme mondial, comme sous Eltsine, elle devint de plus en plus «un « entreprise souveraine », l’Entreprise Russie». Elle jouait selon les règles mondiales, mais dans son seul intérêt. Le césarisme de Poutine donna des résultats. Mais les top-managers mondiaux (que nous les appelions Council on Foreign Relations, Washington, Wall Street, Rotschilds, gouvernement mondial, cela n’a guère d’importance) considérèrent cela comme un défi et commencèrent à réorienter l’hégémonie globale vers le changement du management russe. En 2008, Poutine lui-même contribua à la réalisation de ces intentions en promouvant Dimitri Medvedev en qualité de successeur dont l’image correspondait typiquement à celle du représentant de la sixième colonne, celle du libéral systémique, éloigné non seulement du patriotisme dur, mais du patriotisme en général et ouvert au dialogue, même avec la cinquième colonne (visites de Medvedev à la station de radio Serebrianny dojd, « Pluie d’Argent », conseillers ultralibéraux issus de l’Insor – Institut du Développement Contemporain – , tels Yurgens et Gontmakher, secrétaire de presse à l’idéologie prononcée des Moscovski Komsomolets et Écho de Moscou, etc. Dans une telle configuration, l’élément le plus « patriotique » fut le postmoderniste cynique Vladislav Sourkov, traditionnellement occupé à la création et l’élimination de simulacres).

Cette démarche apaisa alors l’occident, qui estima que Poutine s’en était allé pour de bon et que la Russie avait réintégré la structure du régime mondial. Les porteurs de l’hégémonie, libéraux et occidentalistes de la période 2008-2012 se sentirent libres, misèrent sur une deuxième législature de Medvedev pour arracher définitivement la Russie hors du Monde Russe (modernisation). Mais en 2012, contrairement aux prévisions de Biden, Poutine revint, et le césarisme fut de nouveau évident. Plus encore, au retour de Poutine, le programme fut façonné au gabarit de l’idéologie eurasienne-orthodoxe. Sourkov fut licencié de tout ses postes, Glaziev devint conseiller et Rogozine vice-premier. Un soupçon naquit chez les porteurs de l’hégémonie : Poutine n’aurait-il pas détruit le mur gauche ? L’appel au renforcement de l’identité russe et l’orientation vers l’Union Eurasienne menèrent les observateurs occidentaux à la conclusion choquante selon laquelle Poutine avait prêté allégeance à l’Idée patriotique.

Alors, avec la troisième législature de Poutine, l’Occident ne vit plus de segment russe de l’entreprise mondiale, ni même d’entreprise russe, mais un Empire barbare et hostile avec son Dirigeant autoritaire. Les réaliste en Occident appelèrent à en revenir à l’ancienne approche modérée, indiquant que poutine ne mettrait pas à exécution ses déclarations menaçantes, ni l’institutionnalisation du programme eurasien, mais s’en tiendrait à des opérations de relations publiques du genre des jeux olympiques. Néanmoins, les relations avec Poutine se détériorèrent et l’idée qu’à partir d’alors l’Occident n’aurait plus affaire à l’entreprise Russie, mais à la civilisation Russie devint l’hypothèse de travail la plus répandue. Il en découla l’épisode de la place Bolotnaia, organisée avec l’aide de représentants de la sixième colonne. Mais l’offensive principale était préparée pour l’Ukraine. Elle consista en l’éviction de Yanoukovich et la mise au pouvoir d’une junte libéral-fasciste entièrement soumise à l’hégémonie. Poutine y répondit par l’union de la Crimée avec la Russie, ce qui finalement convainquit bien du monde, de ce que Poutine avait franchi la limite du mur de gauche et se positionnait maintenant comme pôle du Monde Russe. Dans l’émission Priamoï Linii (En Ligne Directe avec le Président Poutine) qui a suivi l’événement de Crimée, Poutine a entièrement confirmé cette observation, recourant directement à l’Idée, la Civilisation Russe, le Monde Russe et même au concept existentiel de Mort Russe. On eut le sentiment que Poutine en avait fini avec le césarisme, qu’il avait franchi la frontière de l’entreprise Russie et marchait vers une confrontation frontale avec l’Occident. A ce moment, on commença à voir en lui le meneur du Printemps Russe, du Réveil Russe. Les médias et les analystes occidentaux, comparant formules, termes et expressions, en vinrent à la conclusion que le « mauvais génie » de cette transformation de Poutine, c’était moi. Et la Révolution Conservatrice, l’eurasisme, le traditionalisme, la Quatrième Théorie politique étaient devenus l’Idée de Poutine, comme le protestantisme qui devint destin historique et national pour les comtes français et allemands, anciens pragmatiques. Et ainsi, des huguenots français fondèrent la Prusse, et un de leurs descendant fut Emmanuel Kant.
Que signifiait cette hypothèse de la destruction du mur ? Que Poutine mènerait la guerre en Novorossie, reconnaissant la République Populaire de Donetsk et la République Populaire de Lougansk, et entrerait en confrontation frontale avec l’Occident. Parallèlement à cela, il allait devoir institutionnaliser la contre-hégémonie (eurasisme, conservatisme, patriotisme), évacuer la sixième colonne et nationaliser les biens des oligarques. Cela signifie la prise d’une décision radicale ; le passage de l’entreprise Russie à la civilisation Russie. L’Occident y était prêt, le Monde Russe y était prêt, enthousiasmé par le Printemps Russe.

Recul vers le Césarisme.

Mais… les choses n’allèrent pas vraiment ainsi. Après l’émission « Ligne Directe », commença rapidement le recul vers le césarisme. La Russie essaya de nouveau de se profiler en tant qu’entreprise. Donc reprirent les négociations avec l’Occident et Kiev, la promesse de ne pas tenir de référendum (Après la Crimée et l’émission « Ligne Directe », les dirigeants de l’insurrection du Donbass étaient convaincus qu’il s’agissait d’une démarche tactique du Leader du Printemps Russe), et l’incessante augmentation du nombre de victimes de l’opération punitive de Kiev. Il semblait que Poutine avait changé. De nouveau, Sourkov refit surface. L’hystérie enfla, contre l’envoi de soldats. Tout était orienté afin de s’entendre avec l’Occident sur un accord pour la Crimée en contrepartie de la lourde concession du Donbass.

De nouveau Poutine se trouvait entre les deux murs, de plus, il s’éloignait du mur de gauche et allait vers celui de droite. Mais les choses étaient allée s trop loin, avec l’Ukraine, avec l’Occident, avec la population russe, et surtout, avec la Crimée. Si l’Europe était prête à reprendre les négociations, les États-Unis restèrent fermes ; à Kiev, le renversement avait été conçu et réalisé avec un objectif : le démontage de l’entreprise Russie, qui aux yeux de l’hégémonie était plutôt appréhendée en tant que civilisation Russie. La Crimée ne pouvait être unie à l’entreprise. Cela prouve visiblement que la limite avait été franchie et nous avions affaire à une sorte de concurrence inter-entreprises. La révolte du Maïdan fut une agression dirigée directement contre la Russie et contre Poutine. Et la réponse de la Crimée avait renforcé l’impression des américains, d’avoir vraiment compris l’existence d’une dimension eurasienne.Mais Poutine, revenu a césarisme et ses conditions limitantes (les murs) avait recommencé à se mouvoir dans le paradigme du césarisme, à l’intérieur duquel il est impossible de prendre de décision « civilisationnelle ». Ici dominent réalisme et sens pratique. Les entretiens avec l’Europe au sujet de l’énergie et le devoir d’échapper à une guerre des civilisations étaient les priorités. Même si en même temps, on avait affaire aux affolants nazis libéraux de Kiev. Mais Poutine était de nouveau prisonnier des murs. Et le mur gauche était redevenu infranchissable.

Crimée et Novorossie, les nouvelles dimensions du Monde Russe.

Pourtant,… de l’autre côté du mur, dans le domaine du patriotisme dur était survenue la fixation d’un nouveau pôle. Du point de vue territorial, il s’agit de la Crimée russe, qui tant qu’elle existe interdit le retour à la concurrence inter-entreprises. Les États-Unis, intéressées par la dégradation des relations et l’introduction d’une guerre en Russie, par d’autres mains que les leurs, utilisent activement les cinquième et sixième colonnes dans une stratégie de guerre de réseau [conflit de « basse intensité » recourant au réseautage social] et voient dans la Crimée le déclencheur potentiel d’une guerre si la Russie cédait toute ses positions au Donbass. Les États-Unis n’ont pas entamé le démontage de Poutine et de l’entreprise Russie pour laisser celle-ci en Crimée. Pour cette raison, toute tentative d’en revenir au format antérieur de collaboration avec l’Occident dans l’esprit du « transformismo » se heurteront au refus en acier de Washington. L’Occident considère d’ores et déjà que la Russie n’est pas une entreprise, mais un Empire barbare n’ayant aucunement le droit d’exister et placée devant un défi existentiel dont elle ne réchappera pas. La Crimée est le sceau de la civilisation Russie. Toute réunion avec elle n’est possible que dans le contexte de la reconstitution de la Grande Russie, ou Monde Russe. Depuis qu’elle est nôtre, il en est ainsi. Si nous la perdons, nous perdons tout.
Et à côté de la Crimée, le Monde Russe a donné des pousses évidentes en les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk et a trouvé sa personnification dans la figure d’Igor Strelkov. Strelkov est le nom du patriotisme dans sa forme pure, un héros comme n’en ont pas eu les dernières générations russes. Et même si la gloire de Strelkov repose sur une certaine mythologisation, cela signifie seulement que la nécessité du mythe était inexorable. Et le mythe apparut. Strelkov incarne la civilisation Russie. Il est le défenseur du Printemps russe et du Monde russe. En lui nous voyons la fixation de cet espace qui se trouve au-delà du mur du césarisme. Strelkov, et les autres héros du Donbass furent rendus possibles grâce à ce que Poutine lui-même a signifié – même s’il ne l’a fait que virtuellement ( la Crimée n’ayant toutefois rien de virtuel!) – la perspective d’aller au-delà du mur gauche, c’est-à-dire l’élimination du césarisme. Et malgré que les activités récentes de Poutine s’inscrivent dan un retour au paradigme du césarisme, la situation est devenue irréversible. Ni l’Occident, ni les russes de Russie, ni la fonction géopolitique de la Crimée, ni les sanctions ne permettront plus l’existence de la Russie en tant qu’entreprise. Pour s’affirmer, la Russie a dû intégrer pleinement le statut de civilisation. Mais cela signifie que nous devons être prêts à la guerre. Totale et à grande échelle. Si une entreprise vit dans l’environnement de la concurrence, une civilisation doit être prête à la guerre.

Une Révolution Conservatrice

Mais revoilà le problème,la civilisation Russie exige une réforme radicale de la Russie telle qu’elle est aujourd’hui. Le segment libéral, la sixième colonne doit être renvoyé, de même que la cinquième, et l’eurasisme, le patriotisme, doivent être institutionnalisé en un système. Fondamentalement, cela revient à une révolution. Une révolution conservatrice. Dans ce contexte, le césarisme, le réalisme sont complètement inadéquats. Ils ne peuvent être que des compagnons de route. La civilisation Russie requiert la démolition du mur de gauche et le déplacement du mur de droite, là où se termine le conservatisme soft et commence la sixième colonne (l’hégémonie, les libéraux). Si Poutine ne le fait pas, s’il ne le peut ou ne le veut, un autre le fera. Tout dépend de l’intensité avec laquelle Poutine s’identifie au césarisme et au transformismo. Nous connaîtrons la réponse en temps opportun. Il faudra peut-être attendre, mais on n’y échappera pas. L’Occident nous a déclaré la guerre en tant que civilisation; il est prêt à la mener très sérieusement et complètement.

Maintenant, imaginons un scénario différent : Poutine prend la décision d’en revenir au statut d’entreprise, acquiesçant aux exigences de l’Occident. A quelles conditions l’Occident pourrait-il accepter ? Ses conditions seront radicales ; toute cette histoire avec l’Ukraine fut conçue à cette fin.

Il faudra renoncer à la souveraineté de l’entreprise Russie ; s’il reste une entreprise, elle ne sera plus souveraine. L’abandon total du Donbass dans le cadre d’une Ukraine unitaire, et ensuite (malgré les promesse, car enfin, on avait aussi promis beaucoup à Gorbatchev et à Yanoukovich), attaque de la junte en Crimée et exigence, au minimum d’un gouvernement double suivi par une reprise en mains complète de Kiev. Le mur gauche sera déplacé au niveau auquel se termine le conservatisme soft et où commence la sixième colonne, et le mur de droite au-delà de la limite de la cinquième. Et plus important encore, on ne pourra admettre que Poutine puisse encore endosser le rôle de top-manager de cette entreprise non souveraine ; toutes ses exigences connaîtront leur apogée lors de la passation de pouvoir entre les mains d’un successeur libéral, quel qu’il soit.

Si on peut, avec un certain effort, s’imaginer Poutine sortant des limites et passant au-delà du mur de gauche, il est complètement impossible de le faire avec un Poutine au centre de l’ordre libéral. Cela signifie que l’abandon des positions dans la situation actuelle présuppose le départ volontaire de Poutine du poste de Président et l’inévitable effondrement de la Russie même.

Civilisation souveraine

Alors finalement que faire? En Russie, la situation est extrêmement critique. Le césarisme a entièrement épuisé son potentiel d’oscillation et d’indécision ; le transformismo est arrivé dans un cul-de-sac. Même si personne ne veut apporter aucun changement, subjectivement, objectivement ils sont devenus inévitables. Dans le jeu géopolitique avec l’Occident, s’abstenir de répondre n’est plus possible, l’abstention sera elle-même une réponse. L’espoir d’un « plan astucieux » est illusoire. Il ne peut simplement y en avoir. L’astuce, c’est le césarisme, la pseudo-résolution des problèmes, technologique et simulée, mais en même temps, les problèmes subsistent. Poutine n’est catégoriquement pas prêt à la guerre de civilisation, mais une paix à des conditions dignes et acceptables, il n’y a et il n’y aura personne pour la lui proposer.

De cette analyse, on peut tirer différentes conclusions. J’avance les miennes. Le pôle de fixation doit être la zone du patriotisme elle même. Avec ou contre Poutine, cela passe au second plan. De nouveau Poutine doit se présenter devant l’histoire. Son potentiel de personnage central du césarisme russe est épuisé, comme celui du césarisme lui-même. Poutine a transformé la Russie en Entreprise Souveraine et a accompli un pas pour en faire une civilisation, ou plutôt pour lui rendre son statut de civilisation, de pouvoir mondial avec son identité et son système de valeurs. Mais après ce pas il s’est arrêté. Maintenant il est très difficile de savoir comment se situer par rapport à ce figement, et par rapport à lui-même. Il n’est pas constructif de déterminer une position politique vis-à-vis d’une indétermination aussi dramatique, d’une pareille procrastination et un tel désaveu de soi. Car tout ceci ne dit rien de l’essence de ce qu’on soutient et de ce qu’on rejette. Poutine, c’est la Crimée et le non-envoi de soldats en Novorossie, la civilisation Russie et le césarisme technologique et ambigu. Maintenant, autre chose revêt de l’importance : jeter toutes nos forces dans la lutte pour la Civilisation Russe, cela veut dire pour la Novorossie, pour les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, contre l’expédition punitive de la junte et contre la sixième colonne en Russie. Si le mur droit est infranchissable pour Poutine, c’est effroyable, cela peut se terminer en catastrophe, mais, à la fin des fins, c’est aussi le destin. Mais pour nous ces murs n’existent pas, le vrai mur se trouve là où finit l’amour pour la Russie et la Civilisation Russe. L’hégémonie doit commencer au-delà des limites de nos murs russes. C’est pourquoi le capitalisme mondial et l’Occident mondialisé ne peuvent être qu’à l’extérieur de nous, en aucun cas en nous. C’est cela la civilisation souveraine. C’est ainsi seulement que doit être la Russie, soit avec Poutine, soit comme il en adviendra.