Le Japon est mort (sauf en nos cœurs)

Le Japon est mort (sauf en nos cœurs)

« L’Orient que cherche le mystique, Orient non situable sur nos cartes, est dans la direction du Nord, au-delà du Nord ». 

Henry Corbin
 
« Je relèverai le fait que lors de son séjour apostolique au Japon, saint Maximilien Kolbe avait pressenti une future grande émergence du catholicisme dans le pays du Soleil Levant, une émergence, aussi, fondamentalement mariale, s’appuyant sur l’identification nuptiale d’Amaterasu, la vierge solaire fondatrice de la dynastie impériale régnante du Japon, à une figure prophétique de Marie et du Regnum Mariae impérial de la fin de l’histoire ».
Jean Parvulesco
 
Le Japon constitue très précisément l'avant-garde eschatologique de l'Eurasie. Dès les origines, les chasseurs-pêcheurs du Jômon affichent leur spécificité, en étant le seul peuple au monde à pénétrer dans l’ère du néolithique sans daigner vouloir se sédentariser. J’espère ne rien apprendre à personne en rappelant que l’ethnie Jômon est directement liée à celle des Inuits, l’arc Alaska-Nunavut-Groenland-Finlande-Sibérie-Japon formant la patrie originelle des Hyperboréens, le Svastika polaire de l’homme de Néandertal. Les Japonais ne sont pas un peuple de l’Est, mais un peuple de l’Extrême-Nord.
 
Lorsque les premières poteries Jômon virent le jour, la civilisation de Mû existait déjà depuis quelques milliers d’années. La pyramide sous-marine de Yunaguni est aujourd’hui un des plus merveilleux témoins de cette civilisation, laquelle s’épanouit pleinement durant l’Age d’Argent, c’est-à-dire au moment même où le Cro-Magnon s’installait en Europe. Tout le décalage historique entre l’Est et l’Ouest provient de ce que le Paradis primordial (le Pôle Nord) est resté ancré dans l’imaginaire nippon durant beaucoup plus longtemps qu’à l’ouest de l’Oural, où la Chute fut plus durement ressentie du fait de la disparition brutale du Néandertalien. Alors que la Chine et l’Inde résultent d’un mélange racial entre, d’une part certaines colonies atlantes indo-européennes (Tokhariens pour la première et Aryens pour la seconde), et d’autre part certaines colonies lémuriennes issues du plateau du Sahul (peuples yue pour la première et australo-dravidiens pour la seconde), le Japon est le seul pays à ne jamais avoir connu d’atlantes sur son sol. Ainsi, c’est un mélange entre Hyperboréens (Jômons, Aïnus) et Lémuriens (royaume de Ryûkyû, Kyûshû) qui donna à ce pays sa spécificité radicale, et notamment cette permanence du nomadisme métaphysique.
 
 
Jimmu Tennô fut le Premier Empereur du Japon. Descendant direct de la déesse solaire Amaterasu, il fonda son Empire le 11 février de l’an 660 avant Jésus-Christ, soit à l’orée du troisième tiers de l’Ere du Bélier. Il est intéressant de constater que la déportation des Juifs à Babylone, la fondation de Marseille (première cité gauloise) et celle du Japon eurent lieu au même moment, un siècle avant Lao-Tseu, Pythagore, Zoroastre et Bouddha. Mais contrairement à toutes ces civilisations qui entreprirent d’achever le Bélier en ancrant leur structure tri-fonctionnelle dans des spiritualités radicalement sédentaires, glorifiant leurs héros mythologiques fondateurs de nations, le shintoïsme constitua une véritable assomption du paléolithique, par l’exhaussement du territoire de chasse à la dignité d’une œuvre divine.
 
En d’autres termes, le Japon est le seul pays du monde où le concept de religion nationale ne peut en aucune manière constituer une hérésie, et où l’Empereur peut se prétendre divin sans jamais pouvoir être accuser de paganisme, puisque le Japon est une émanation directe du Paradis originel (celui qui précéda de 58000 ans l’Eden biblique). Seul le Pôle Nord pourrait rivaliser, mais plus personne n’y habite depuis longtemps.
 
Le caractère nomade du shintoïsme se révèle dans la célèbre pratique du Shikinen Sengû qui consiste à déplacer les sanctuaires tous les vingt ans, ce qui veut dire détruire les immenses édifices de bois et les reconstruire un peu plus loin. Cette cérémonie est bien sûr liée au déplacement de la capitale qui se pratiquait après la mort de chaque Empereur (Naniwa, Ôtsu, Nara), jusqu’à l’établissement définitif du bouddhisme comme religion nationale à la fin du VIIIè siècle. Mais le sentiment diffus de l’impermanence de toute chose, indéfectiblement lié à l’air et l’eau, et rigoureusement opposé à celui de la stabilité terrestre, est présent dans la culture japonaise plus qu’en aucune autre : légèreté des matériaux d’habitation aux paravents amovibles, caractère sélénien de la plupart des arts traditionnels (Ukiyo-e ou « images du monde flottant », volutes éthérées du koto et dushakuhachi dédiées à la contemplation musicale des froides lumières de la Lune, laques et céramiques aux motifs vibrants d’irréalité translucide), littérature intrinsèquement féminine et mortuaire (du Kojiki initié par l’impératrice Gemmyô aux Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari, en passant bien sûr par le Genji monogatari, unique exemple de roman national écrit par une femme),… Penchez-vous un peu sur la fin de l‘époque du Yayoi, ces premiers siècles de notre ère qui virent fleurir les sépultures sous dolmens comme dans toute l’Eurasie vivante (il paraît que certains sont plus volumineux que la grande pyramide de Kheops) ; je vous prie d’examiner précisément la manière dont le royaume de Wa se transforma en empire du Yamato par le simple changement de sens du kanji 和, et ce sous l’impulsion de la princesse Pimiko, issue des rizières originelles de Miyazaki. Cette mystérieuse prêtresse chamane parvint ainsi à transmuter la petitesse en harmonie, définissant l’essence même de la nipponité.
 
On ne peut pas impunément être un des rares peuples au monde à associer le soleil à la féminité (via Amaterasu), sans mêler conjointement la figure du mâle aux halos vaporeux qui couronnent notre satellite laiteux. Le kamikaze suicidaire à la Mishima est l’accomplissement de la fusion dans le cœur de l’homme entre la virilité guerrière et la radicalité de l’amour implacable des forces nocturnes.
 
En réalité, si le Japon est le pays du Soleil-Levant, c’est bien parce qu’il est complètement dans la Lune.
 
 
Les périodes Nara et Heian virent ensuite le développement du bouddhisme, dont les principales branches tendai et shingon (et, plus tard, le zen) furent progressivement associées à la caste guerrière des samuraïs en lutte contre le clan impérial Fujiwara. Minamoto no Yoritomo prend le titre de shogun en 1192, et s’installe à Kamakura (au sud de Tôkyô) en laissant l’Empereur Go-Toba exercer un semblant d’autorité spirituelle à Kyôto. Minamoto no Yoritomo est le Philippe le Bel du Japon, et - avec 122 ans d’avance - sa félonie est similaire à celle qui conduit à l’extermination des Templiers. Partout dans le monde, après le majestueux apogée de la floraison spirituelle de l’ère des Poissons grâce aux influx émis depuis l’Agarttha (édification de Notre-Dame de Paris et des temples d’Angkor, construction de Moscou par Youri Dolgoruki, climax de la période Heian), le Graal disparaît du Royaume du Prêtre Jean, et survient alors la révolte des kshatriyas. Désormais, l’ours renverse le sanglier.
 
 
 
Je suis absolument fanatique de cette période appelée sakoku, où le Japon fut fermé à tout commerce international durant deux cent quinze ans. Les Tokugawa firent preuve d’une indéniable sagesse politique en ré-établissant la structure sociale du pays sur le trépied : noblesse / daimyô et samuraïs / paysans. Ah ! les castes ! Quelle beauté ! Summum de la justice sociale, de l’épanouissement des arts (haïkus, bunraku, kabuki) et même de la santé économique, le système des castes reste le plus grand modèle possible d’une société humaine, du moins depuis l’avènement de l’Age d’Argent. Durant combien de dizaines d’heures me suis-je abîmé dans la contemplation d’ukiyo-e, ces estampes éthérées de l’Edo d’antan. Je me souviens d’une exposition vue à la Pedrera de Barcelone en octobre 2008. Un univers de finesse dentelée, de sommet racé d’une civilisation élitiste s’ouvrait délicatement devant moi. Kitagawa Utamaro est décidément un des plus grands artistes peintres connus : il est très fort sur la nuque des femmes (la plus belle partie des japonaises, avec les pieds), la pureté de leurs regards, les voiles translucides si sexy. Ah, comme c’est excitant d’imaginer ce qui se passait derrière les cloisons des Maisons vertes, les caresses stylisées du gland ému par les célèbres courtisanes Ohisa et Okita, des prostituées dont la fonction revêtait encore un caractère sacré… Suzuki Harunobu a peint une merveilleuse Beauté sautant dans le vide depuis le balcon du temple Kiyomizu, suspendue à son ombrelle et exhibant des talons d’une splendeur à couper le souffle… Un crabe plein d’espièglerie s’agrippe aux doigts de pied d’une bouleversante courtisane en promenade aux bords de salines, dans une autre estampe de Harunobu. Je songe également à l'écrivain Tanizaki, et à son Pied de Fumiko… Délicieux talon rond et orteils mirifiques, bellement étoilés comme des méduses alanguies. Les extrémités des membres des japonaises sont à pleurer de beauté : finesse de mannequin, solidité de sportive et précision d’artisan.
 
 
Quant à Hokusai, je suis gêné de n’avoir à en parler que sur quelques lignes… Les Trente-six vues du mont Fuji, c’est une des plus grandes épopées de tous les temps, c’est l’odyssée d’Ulysse en rotation autour du Vide shintô. Hokusai n’est pas une pédale feignasse comme Cézanne : sa Montagne sacrée, il en a fait le tour, lui au moins ! Il rencontre le petit peuple (pêcheurs, scieurs, cavaliers, planteurs de thé, promeneurs) en activité dans les multitudes de provinces essaimées sur les pentes du Dieu Blanc, et il éternise leurs silhouettes mouvantes au sein de grandioses paysages fouettés par le souffle des kami, toujours hors champ. Hokusai aime les faucons et les pruniers en fleur, les jeunes femmes extatiques portant des coupes de saké au milieu d’un champ de bambous, il aime l’initiation à la transmission de l’essence des choses. Par ailleurs, l'exposition était très portée sur le monde des acteurs kabuki et bunraki, les disputes entre spectateurs, les fumées des pipes empêchant certains d'entre eux d'apercevoir les shamisen sur scène. Les acteurs sont tous beaux : Mitsutomoe, Yamashita Kinsaku II, Ichimura Uzaemon IX,… Mais je suis surtout admiratif devant Bandô Mitsugorô II dans le rôle d'un rônin, splendide samuraï errant vêtu de noir de pied en cape. A Barcelone, beaucoup d’estampes présentaient des configurations insolites : ce sont de très fins rectangles en position debout ou couchée, particulièrement efficaces pour représenter les scènes pornographiques (et pas érotiques comme disent les pédants), et que l’on appelle des shungas. Ce n’est pas parce que les sexes s’embrassent du bout des lèvres qu’ils ne sont pas en pleine action, bien au contraire. Faire l’amour avec une femme japonaise, ça consiste vraiment à tourner autour du pot le plus longtemps possible, faire monter le désir au sein du vortex cosmique, exacerber la sensibilité des chairs en une très lente et implacable torture mentale qui peut durer une demi-journée. Je connais certains de mes lecteurs qui savent exactement ce que je veux dire. Je n’ai jamais rencontré d’homme qui n’ait couché un jour avec une nippone sans en être profondément marqué dans sa chair jusqu’à la mort, et bien au-delà. Comprendre en quoi consiste exactement la différence entre baiser trois fois en une heure (pratique occidentale) et une fois en trois heures (pratique extrême-orientale), cela tient de ces révélations intégrales qui illuminent l’esprit en l’enroulant méthodiquement autour d’un arbre à la sève en feu.
 
 
Pour Hosoda Eishi, les sept dieux du bonheur sont tout de même symbolisés par sept femmes… Katsukawa Shunshô, lui, a gravé « l'album érotique de l'adoration du sexe des femmes de la nuit ». Quant à Torii Kiyonaga, il met en scène ses trois types de vulves préférées : la « nouvelle fente en forme de petit pain rond », la « fente lubrique », et la « fente du Paradis suprême ». Et je ne parle pas de ses « Douze chemins de volupté », ça me ferait mal au cœur. Cela date de 1784 ! Quatre-vingt deux ans avant L’origine de Courbet ! C’est vraiment le pays du Sexe-Levant. Je me sens très à l’aise avec la cruauté extrême-orientale. L’amour et la guerre, les deux piliers de la culture nippone, sont les versants d’une seule médaille, celle d’une société pré-moderne pas encore versée dans la démonologie libérale. Et puis, vinrent les bateaux noirs du commodore Matthew Perry en 1853… La Restauration de Meiji se mit alors en place afin de concurrencer les Etats-Unis sur leur propre terrain, en utilisant une arme vieille comme le monde (c’est-à-dire comme le Japon) : le shintô, et en valorisant celui qui savait le mieux comment la manier : l’Empereur. Deux semblants de Tradition s’opposèrent alors de manière irréductible : celle des samuraïs, renégats du shintô depuis des centaines d’années, et authentiques conservateurs politiques car désirant garder le système féodal des Tokugawa ; et celle de Mutsuhito qui réinstaura le shintô d’état tout en modernisant son pays (ce qui fait que cette modernisation reste très particulière et ne revêt pas le même sens qu’ailleurs, et en tous cas empêche radicalement toute comparaison avec la période des Lumières comme le font certains abrutis d’historiens). Et puis, loin du tumulte, telle qu’en elle-même enfin l’éternité la change, la ville de Kyôto restait fidèle aux renards argentés.
 
 
Revenons au shintô des origines. Le 27 septembre dernier, je me trouvais au sud-est de l’île de Kyûshû, dans la préfecture de Miyazaki, là d’où était partie jadis la princesse Pimiko. Je longeai la côte vers le sud sous une pluie terrifiante : le Pacifique est sauvage et hargneux, rien à voir avec l’Atlantique. Des myriades de rochers lamellés « washboard », en forme de tuiles d’ardoise très effilées, hérissaient les plages caillouteuses. Cette région est résolument mythique : c’est par ici qu’il y a très longtemps, la déesse du soleil Amaterasu s’était cachée derrière un rocher (l’Ama-no-Iwato), obscurcissant le monde jusqu’à ce qu’elle se décidât à en sortir pour assister à la danse sexuelle – l’iwato kagura – des lutins des montagnes, ces fameux tengu au nez si long que leur représentation fut interdite par les Américains en 1946, pour cause de lubricité supposée ! La route 222 est splendide, serpentant entre le Pacifique déchaîné et les montagnes vert sombre derrière lesquelles s’étale une campagne couverte d’antiques tumulus funéraires.
 
Mais laissez-moi vous conter une histoire. Il était une fois un kami très grand et très sage. Il se nommait Ohoyamatsumi, et il était le frère d’Amaterasu. Son bonheur fut de donner naissance à la princesse Kono-hanasakuya-hime, laquelle était si blanche, si belle et si délicate qu’elle devint le symbole même de la fleur de cerisier. Kono-hana était une véritable fleur d’enfant, une sakiko (咲子) faite de sourires graciles et de gestes inédits. Un beau jour, elle rencontra Ninigi no Mikoto sur les rives de l’océan dans la province de Hyûga, et s’en rendit immédiatement amoureuse. Celui-ci n’était rien d’autre que le petit-fils d’Amaterasu, laquelle lui avait donné dans le ciel trois cadeaux qui constituent aujourd’hui encore les trois trésors du shintô : un joyau de fertilité en forme de virgule, un miroir sacré et une épée magique. Ninigi demanda la main de Kono-hana à son père Oho-yama, lequel préféra lui proposer sa fille aînée Iwa-naga, la princesse des montagnes pierreuses et déesse du mont Fuji. Or, entre la jolie princesse fragile et la princesse robuste au visage ingrat, Ninigi n’eut pas longtemps à hésiter car son cœur était déjà pris dans les doux filets de sa bien-aimée Kono-hana. Convaincu par la flamboyance de cet amour resplendissant, Oho-yama finit par accepter l’occurrence du mariage dont on lui faisait la requête. Iwa-naga en éprouva une vive douleur, et jeta une malédiction sur les hommes. C’est depuis ce jour que la vie de ces derniers est aussi courte et fragile qu’une fleur de cerisier, au lieu d’être longue et résistante comme une vie de rocher. Kono-hana tomba enceinte en une nuit, ce qui causa le trouble dans l’esprit de Ninigi, se demandant si ce n’était pas là l’œuvre d’un autre kami. Cette accusation mit Kono-hana dans tous ses états, si bien qu’elle se réfugia dans sa hutte qu’elle incendia aussitôt dans un accès de rage. Elle jura que son bébé survivrait au feu s’il était vraiment le fils de Ninigi. Elle mit alors au monde trois enfants au milieu de l’incendie, avant de périr dans les flammes. Les garçons furent nommés Honosusori, Hoakari et Hikohohodemi. L’aîné Honosusori devint pêcheur, et le cadet Hikohohodemi chasseur dans les montagnes. Ils vivaient ensemble sur une petite île bleue. Un beau jour, les deux frères s’échangèrent leurs équipements pour tester leur aptitude à capturer des animaux dans un environnement qui ne leur était pas familier. Mais ce fut un échec. Honosusori ne parvint pas à chasser le moindre singe des montagnes, et Hikohohodemi s’emmêla si bien les pinceaux dans l’eau qu’il perdit même le harpon de son grand frère. Or, un harpon, c’est sacré. L’aîné entra dans une colère qui pétrifia le cadet. Ce dernier ne savait vraiment pas quoi faire. Heureusement, il rencontra un jour un vieil homme nommé Shiotsuchi-no-Oji, qui lui construisit un bateau de bonne facture pour s’aventurer sur l’océan à la recherche du harpon de la discorde. Hikohohodemi prit le large, et plongea dans les flots. Parvenu dans les grandes profondeurs sous-marines, il écarta les branches d’un corail rouge feu dans l’espoir de dénicher le harpon, mais à sa grande joie, il surprit un joyau lumineux super-vivant. C’était la sublime princesse Toyo-tama, fille du dragon Ryûjin, le dieu des mers (et lui-même frère d’Amaterasu). Le coup de foudre resplendit au cœur des abysses. Ryûjin était très fier de donner sa fille au descendant direct de sa sœur céleste. Hikohohodemi et Toyo-tama se marièrent, et vécurent ensemble pendant trois ans dans son rutilant palace sous-marin. Le séjour fut fort agréable parmi les méduses ravissantes et les poissons bavards. Mais Hikohohodemi avait la nostalgie de sa petite île bleue. Un beau jour, Ryûjin retrouva le harpon planté dans la gueule d’une daurade. Lorsqu’il le rendit à son gendre, ce dernier entra dans une très grande félicité. Son désir de retourner vivre chez son frère aîné devint alors irrépressible. Ryûjin donna son accord. Les époux revinrent donc en surface pour vivre chez Honosusori. Or, Toyo-tama était enceinte. Le temps pour son mari de bâtir une petite maison au toit en plumes de cormoran, et Toyo-tama fut prête à accoucher à l’intérieur. Mais elle savait une chose qu’ignorait Hikohohodemi : lorsqu’une femme enfante au dehors du royaume de son père, la fatalité veut qu’elle retrouve sa forme originale pendant l’accouchement. Elle demanda alors à son époux de ne pas assister à la mise au monde de leur enfant. Hikohohodemi sortit de la cabane. Mais, las ! il ne parvint pas à obéir à la douce injonction de Toyo-tama, et il ne put résister à l’envie de regarder à l’intérieur… Il eut alors la terrifiante vision d’une femelle requin accouchant d’un bébé à forme humaine. Il s’enfuit aussitôt de peur dans la montagne. Le cœur brisé et honteuse jusqu’au désespoir, Toyo-tama plongea dans la mer en laissant son enfant dans la maison. C’est ainsi que naquit Hikonagisa Takeugaya Fukiaezu no Mikoto (prénom signifiant partiellement « le plafond en plumes de cormoran n’était pas prêt »). L’enfant s’éleva tout seul dans la nature. Privé du lait nourricier de sa mère, il s’abreuvait directement aux sources des montagnes. Il fut un jour pris en charge par la sœur de sa mère, la princesse Tamayori. Il se fortifia bellement, et tomba si bien amoureux de sa tutrice qu’il finit par l’épouser. Ils eurent ensemble quatre enfants, parmi lesquels se trouvait Kamu Yamato Iware Hiko no Mikoto, qui devint plus tard l’Empereur Jimmu en livrant une bataille lumineuse dans la plaine du Yamato. Et c’est ainsi que le Japon est grand.
 
 
Je fus très heureux lorsque je parvins à trouver la petite île bleue de Aoshima, là-même où vécurent les deux frères Honosusori et Hikohohodemi. Quelle splendeur ! Il faut d’abord traverser un petit pont irrégulièrement recouvert par les vagues enragées, passer entre deux lanternes de pierre battues par la tempête, s’engouffrer sous un torii planté dans le sable juste en bordure du vieil océan, pour pouvoir se régénérer dans le sanctuaire rutilant situé au bout d’une allée longue comme un serpent. Le vieux gardien tente de s’abriter sous un petit parapluie en plastique transparent.
 
 
La violence de l’orage est cosmique : il ne manque plus que la présence de bourrasques pour se croire au cœur d’un véritable typhon. A côté du sanctuaire se déploie une petite jungle très moite, barrée de cris d’animaux étourdis par l’orage. Au fond de l’allée tourmentée se dresse un grand autel émouvant, gardé par deux monstres félins de pierre superbement agressifs. A côté se trouve un gros tas de coquillages, probablement déposés par quelque effroyable tempête, érigé sous des feuilles votives déployées en accordéon. Combien de souffles divins se sont déployés sous ces ramages humides…
 
 
 
La magnificence mythologico-théologale de la nature japonaise me plonge toujours dans des abîmes d’effroi mêlés de dévotion piaculaire. Je me souviens de cette longue déambulation effectuée le 7 juin 2010 dans les allées du sanctuaire Fushimi Inari Taisha, établi sur les montagnes au sud-est de Kyôto. C’est un quartier qui me tient particulièrement à cœur, très célèbre pour son saké Sho-tiku bai. Des milliers de torii érigés en sentier lumineux grimpent le long de la colline ardue, surplombée de nombreuses statues d’Inari – ces renards de pierre au regard impénétrable, arborant une poignée de blé dans la gueule. Quelquefois, du vrai blé est accroché à leur cou musclé, ceint d’un bavoir un peu plus large que ceux des Jizô.
 
 
 
 
Inari et Jizô sont mes kami shintô préférés. Le second est lecompagnon de jeu des enfants morts, et le premier est à la fois la divinité du riz et de la prostitution sacrée. Quel rapport ? se demanderont ceux qui n’ont jamais entendu parler de la prêtresse Pimiko… Le sanctuaire de Fushimi est le principal lieu de vénération du renard impérieux. La couleur des torii varie selon leur âge : rose fuchsia, rose bonbon, rose poussière… Quelques jeunes filles caressent les colonnes avec leurs délicieuses petites mains brunes et agiles. Je m’enfonce lentement dans la forêt, zébrée de cimetières pour fantômes ponctués de stèles de pierre. Un petit étang limbesque apparait soudain au détour du sentier, les abords pleins d’animaux fantasmatiques : un héron blanc majestueux (un shirasagi) me regarde longuement dans les yeux avant de prendre son envol, des carpes multicolores et affamées sautillent hors de l’eau pour mordiller mon index, de petites tortues flegmatiques se perdent dans les herbes profondes en mâchonnant des insectes frétillants. La nature japonaise est aussi celte que l’Ecosse, aussi pure et élevée que les Alpes, aussi mystique que la Corse et aussi religieuse que l’Afrique. Si, en Occident, les animaux sont définitivement découplés de la nature, c’est bien parce que celle-ci s’est faite entièrement posséder par Satan, ainsi que le dépeint Lars von Trier dans Antichrist. Au Japon, en revanche, la substance proprement divine de la nature (pour les raisons données plus haut) fait qu’il n’existe aucune fracture d’aucune sorte entre celle-ci et les êtres qui la peuplent, ce qui est parfaitement illustré par la moindre estampe de Hokusai.
 
 
Quelques jours après avoir caressé les arbres de l’île d’Aoshima, et une fois de retour dans mon cher Kansai, je décidai de prolonger mon investigation shintoïste en allant méditer à Ise-jingû, le sanctuaire d’Amaterasu-Ômikami, le saint des saints des terres sacrées du Japon. Je prends la ligne Kintetsu Kashikojima, qui y mène directement en deux heures à partir de Kyôto. Après Tambabashi, un contrôleur me fait payer 1500 yens supplémentaires pour une raison absolument incompréhensible, et me demande de le suivre pour changer de wagon. Le réseau de transports est excellent au Japon, mais il demande une maîtrise de la langue peu courante chez le touriste moyen. Le train traverse la région du Yamato (Saidaiji, Yagi), ces vieilles terres nippones, cette campagne mystique pleine de Vide. Il franchit ensuite les gares de Nabari, Ise-Nakagawa, Matsusaka, et enfin Ise. Le sanctuaire est en fait composé de plusieurs centaines de bâtiments, qui sont reconstruits périodiquement pour échapper à l’emprise de la mort (vieux principe du nomadisme). Il faut marcher pendant une quinzaine de minutes pour parvenir jusqu’au Gekû, le « sanctuaire extérieur » spécifiquement dédié à Toyouke Omikami, la déesse protectrice de la nourriture et de l’agriculture. Même si j’en ai très envie, ce n’est pas encore aujourd’hui que je vais me purifier avec la louche et l’eau sacrée du bassin duTemizusha ; je considère en effet qu’il ne faut pas emprunter les rites d’une religion que l’on n’a pas épousée. C’est précisément cela, l’ésotérisme actif : cela consiste d’abord à pouvoir distinguer dans sa propre religion les parts relevant de la connaissance et de la foi, et ensuite à être capable de juxtaposer ses connaissances avec celles apportées par une autre religion sans jamais faire s’interpénétrer les pratiques entre elles. Je considère la spiritualité shintô en regard de mon catholicisme intérieur, je pèse l’esprit de Ninigi no Mikoto à l’aune de celui de Saint Jean-Baptiste, mais je ne me purifierai jamais autrement qu’en effectuant le signe de croix sur ma poitrine aspergée d’eau bénite.
 
 
Une allée d’arbres mène directement au Shogu, l’édifice principal réservé aux prêtres et à la famille impériale. C’est ici que deux fois par jour, la nourriture est encensée par Toyouke, avant d’être prodiguée à Amaterasu qui, elle, habite au Naikû. Il y a beaucoup de déesses dans le shintoïsme… Ombragés par les arbres immenses, les toits de chaume sont couverts de mousse. La dignité des prêtres est remarquable : les femmes sont en chemise blanche et jupe rouge, les hommes en toge blanche et nantis d’une coiffe noire effilée. Les pèlerins se regroupent pour poser leurs mains au-dessus de petites pierres assemblées comme des mini-dolmens. Les Japonais sont un peuple liquide et minéral. Je grimpe dans les chemins qui serpentent dans la montagne d’en face. Le Kaze-no-miya est consacré à la divinité du climat, qui sauva le Japon des Mongols à deux reprises (en 1274 et 1281). C’est lui, le fameux kami-kaze… Il ne parvint malheureusement pas à épargner le pays de l’emprise des Américains, beaucoup plus mortifères. Mieux vaut mille Kubilai Khan plutôt qu’un MacArthur… Planté sur les hauteurs, le Taka-no-miya est une petite bâtisse de bois devant laquelle les gens font leur prière shintô avec une conscience irréprochable : ils se prosternent deux fois, tapent deux fois dans les mains (pour bien montrer à la déesse qu’ils sont désarmés), et se prosternent une dernière fois. Une sombre impasse verdoyante débouche sur un sentier proprement strindbergien, sinueux entre les arbres elfiques. Je reviens à l’entrée du Gekû, puis prends un bus jusqu’au Naikû, le « sanctuaire intérieur » qui abrite la déesse du Soleil ainsi que le miroir sacré de l’Empereur.
 
 
Aujourd’hui, il fait très beau. Je m’assieds sur le parking du Naikû pour rédiger quelques notes. Un homme vient me parler. C’est un conducteur de bus qui vient de Nagoya. Il se propose de m’accompagner à l’intérieur du sanctuaire, en attendant que les pèlerins dont il a la charge reviennent. C’est très gentil, monsieur ! Il me fait traverser le grand pont Ujibashi, lui aussi reconstruit tous les vingt ans suivant le Shikinen Sengu. La purification se fait ici dans les flots de la belle rivière Isuzugawa. L’homme m’entraîne directement aux pieds des escaliers de pierre menant au Shogu, lieu de résidence du cœur vibrant du Japon, garant de la pureté harmonique du pays. Je passe sous un torii de pierre, et m’arrête devant l’enclos qui ne laisse passer que l’élite céleste. Les bâtiments sont plus grands et leurs toits nettement plus pentus qu’au Gekû. Toutes les charpentes sont dorées.
 
 
Une lourde porte de bois à deux battants permet de ne rien voir. Ce n’est pas une structure visible érigée en l’honneur d’un Dieu invisible (comme une cathédrale ou une mosquée), mais tout le contraire : la structure, en grande partie non visible, contient la Déesse la plus visible de toutes : le Soleil ! Je pense à Jean Parvulesco, qui tissait une relation cosmogonique directe entre Amaterasu et la Vierge-Marie. Je récite le Ave Maria devant le léger voile blanc, soulevé de temps à autre par le vent permettant d’apercevoir une allée parsemée de cailloux blancs. Un prêtre shintô me regarde étrangement lorsque je termine ma prière par un signe de croix. Je remercie le chauffeur de bus, et marche lentement sur les nombreux sentiers qui émaillent le Naikû. Les gens entourent parfois de leurs bras un cyprès géant, apposant les mains sur le tronc verdâtre afin de recevoir une énergie vitale à laquelle nous, les Celtes, ne croyons plus depuis bien longtemps. Un petit sanctuaire présente des sculptures suprématistes : des losanges noirs peints sur des rectangles blancs, et bordés de petits cercles noirs. Mais où est le miroir de Yata ?
 
 
En retournant vers le pont, je découvre un cheval blanc enfermé dans une cabane : ne serait-ce pas le cheval d’Amaterasu ? Il tourne en rond sur lui-même, l’œil éteint. C’est en 2013 que tous les bâtiments seront détruits puis reconstruits, toujours sans clous et uniquement avec des chevilles de bois. Le cheval pressent-il l’imminence de ce bouleversement ? Ou bien, sent-il autre chose, autre chose de bien plus obscur et maléfique ?... J’entends soudain un portable sonner avec la mélodie « Kawa no nagare no yôni » (川の流れのように), dont l’importance est absolument cruciale pour moi. Mon cœur écrase une larme.
 
Les résonances de la catastrophe de Fukushima sont beaucoup plus importantes que ce que l’on peut penser. Si le cheval d’Amaterasu-Ôkami est si perturbé, c’est parce qu’il pressent le retour de sa maîtresse. Et si sa maîtresse est sur le point de revenir, c’est parce que le Japon est déjà mort. Aucun japonais ne vous en parlera, parce qu’ils n’aiment pas évoquer leurs problèmes. Ils sont bien trop humbles pour cela. Leur moi est haïssable.
 
Autant détesté-je la fausse politesse coincée des Anglais, manière hypocrite d’éviter tout conflit avec leur entourage en prenant bien soin de n’évoquer que des sujets consensuels, autant vénéré-je l’urbanité des Japonais, façon saine d’arborer sa lignée aristocratique de véritable peuple élu par les Dieux. La politesse des Nippons n’a pas pour but d’annuler toute possibilité de dispute, mais de montrer le plus calmement possible qu’on est prêts au combat si besoin était.
 
 
A Kyôto, le nombre élevé de très belles filles en bicyclette, souples et souriantes, affichant leurs jambes nues en toute innocence, m’évoquent les films de Jacques Tati. Les ruelles de Kyôto me font songer à une France des années 60 qui aurait réussi son entrée dans la modernité, une France électronique aux musiques relaxantes, avec des femmes en promenade l’après-midi, des voitures polies, des ruelles propres, des pédés discrets, des vêtements amusants, des gens ponctuels et calmes et des échoppes d’artisans, une France dénuée de toute pédophilie (nombre d’enfants se déplacent seuls dans les transports en commun en toute sécurité), sans aucun sémite ni pied-noir, sans mixité raciale, sans merde, sans vols ni agressions. Le Japon qui meurt, c’est non seulement le Kantô pourri et l’infâme Tôkyô, mais c’est également ce Japon-là, celui des petites énergies émouvantes.
 
 
Cette catastrophe a mis à jour une scission au sein du peuple japonais, de nature beaucoup plus générationnelle que sociale. Les gens de trente-quarante ans ne supportent plus ceux de soixante, ceux qui ont vu leur pays se faire détruire puis occuper par la Bête Américaine, et qui n’ont jamais cessé d’implorer toute leur vie « Arigatô, Mac Arthur ! ». En fait, le problème est identique à celui des pays occidentaux, où la génération Baby Boom ne peut qu’être cordialement haïe par tout jeune homme moderne. Une génération entièrement américanolâtre qui a pourri la société tout entière avec son gauchisme dégueulasse, qui n’a rien transmis à sa descendance (et surtout pas l’instinct de la révolution), et qui a attendu d’avoir soixante ans pour voter à droite afin que Sarkozy fasse bosser les jeunes pour payer leur retraite. Au Japon, c’est aujourd’hui que la haine légitime envers les soixantenaires se réveille vraiment, accrue par les catastrophes naturelles que Dieu a bien voulu infliger à ce pays (ce sera bientôt notre tour). Dans leur lâcheté de bombardé (il faut toujours se méfier des victimes), ces sales vieux ont applaudi au totalitarisme du lobby nucléaire, strictement allié au lobby pro-américain.
Ma fleur du Kansai se livre à un long monologue sur la mort du Japon, dont tout le monde sait que le gouvernement est complètement pourri et lâche. Le pays n’a plus de colonne vertébrale (sebone) depuis dix ans, et la guerre d’Irak a bien illustré cet état de fait. Que Diable foutaient ces militaires nippons à Bagdad ? Et la jeunesse japonaise (surtout celle du Kantô) est encore plus profondément débile que la nôtre… Le menu peuple, lui, est usé jusqu’à la corde. Depuis Fukushima, la vie de tout un chacun a basculé vers le sol breneux. Le tsunami du 11 mars 2011 n’est rien en regard des tsunamis politiques et sociaux qui vont très bientôt se produire.
 
 
Ce n’est pas moi qui le prédis, ce sont les écrits eschatologiques du Bouddhisme de la Terre Pure. Laissez-moi vous évoquer la grandiose figure de Hônen, ce très saint homme qui fonda le Jôdo-shû à la fin du douzième siècle. Après l’assassinat de son père, gouverneur militaire à Okayama, le jeune Hônen fut placé dans un monastère alors qu’il n’avait que neuf ans. Elevé dans les préceptes de l’école Tendai, sur les hauteurs moites et vertigineuses du Mont Hiei qui surplombe le lac Biwako, Hônen étudia tous les ouvrages fondamentaux du bouddhisme en quelques années. Il en vint à la conclusion que quelque chose n’allait pas. Mais, contrairement à ces réformateurs qui changent ou ajoutent des préceptes pour adapter une religion donnée à leur époque, Hônen, lui, a proposé d’en retrancher. En effet, après avoir longuement étudié le cycle de l’humanité non-adamique (c’est-à-dire extrême-orientale), il en déduit que le Temps suivant la mort du Buddha Sakyamuni était réparti sur trois périodes : d’abord le Shôbô (la Loi correctement suivie par la majorité des croyants), puis le Zôhô (la Loi contrefaite) et enfin le Mappô (fin de la Loi). Or, cette fin de cycle était déjà entamée à l’époque de Hônen, ce qui signifiait que la nature de l’homme était déjà profondément corrompue. Tous les anciens maîtres bouddhistes proposaient jusqu’alors de suivre la Voie Sainte. Mais celle-ci est complexe et profonde, et l’homme qui vit en cette période de la fin de la Loi ne peut suivre le dharma en pratiquant des exercices difficiles. Hônen décida donc de glorifier la Voie de la Terre Pure, parce qu’elle avait beaucoup plus de chances, en étant plus facile d’accès, de libérer l’âme pourrie de l’homme en phase terminale. C’est le principe du Grand Véhicule poussé à son extrême. Hônen retrancha les préceptes les uns après les autres. Trop dur ! Trop compliqué ! Trop beau pour ces abrutis d’homoncules ! Il sabra tant et si bien qu’à la fin, il ne lui resta plus qu’une seule pratique à recommander : la récitation du nembutsu, la dévotion ultra-radicale envers Amida par la psalmodie rythmique et répétitive du Namo Amida Butsu (« Je prends refuge dans le Buddha Amida ! »).

南无阿彌陀佛

 
Le nembutsu jaculatoire, ou le salut à la portée de tous. Réunir en une seule pratique les notions d’excellence (par opposition à la médiocrité) et de facilité (par opposition à la difficulté). Quelle trouvaille ! D’ailleurs, Hônen fut le premier moine bouddhiste à s’adresser à des femmes, des pêcheurs, des prostituées et des paysans. Un prophète qui lutte contre des préceptes secs et inutiles, qui donne des méthodes simples pour que tous les êtres puissent accéder au Paradis et qui s’entoure de parias de la société de son temps, ça ne dit rien à personne ?
Sept cents ans auparavant, Jean Cassien élaborait sa célèbre prière monologique, basée sur le Psaume 69.2 à répéter plusieurs fois de suite pour entraîner son esprit dans un tourbillon ascendant : Ô Dieu, vite à mon secours, Yahvé, à mon aide ! Lorsque l’âme est prise de vertiges rythmiques, elle se resserre sur elle-même comme une éponge pour laisser s’égoutter un petit filet spirituel. Le nembutsu de la Terre Pure est l’hésychasme du Japon. Pénétrer la vérité du vide, voilà la dynamique.
 
 
En octobre 2011, je pars sur les traces de Hônen, décidé à effectuer un véritable pèlerinage contemplatif pour resserrer l’affinité d’intimité (selon les termes de Shandao) entre le Buddha et moi. Je me rends d’abord au Enryaku-ji, sur les pentes du mont Hiei, là où le jeune Hônen fut placé en 1175.
 
 
Après avoir traversé un beau petit village blotti au pied de la montagne recouverte de forêts humides, je parviens à trouver un funiculaire en bois. Je me faufile entre des écolières à couettes pour entrer dans le wagon. La montée jusqu’au sommet est lente et impressionnante. Une vue bien dégagée sur le lac Biwako me ravit. Je marche ensuite durant une petite vingtaine de minutes pour arriver au Tôdô, la partie est de l’Enryaku-ji qui est, en fait, un gigantesque rassemblement de temples étalés sur une dizaine de kilomètres carrés. Fondé en 788 par le moine Saichô, ces temples Tendai étaient jadis gardés par des milliers de moines-guerriers (des sôhei). Oda Nobunaga détruisit presque tout en 1571 : les relations entre le Roi et les moines-guerriers sont décidément partout conflictuelles. Mais Nobunaga a été vraiment un des shoguns les plus rageusement anti-mystiques de l’histoire du Japon. Je grimpe au sommet d’un petit monticule (le Monju-rô), d’où je peux tranquillement observer les édifices alentour, aux couleurs vives s’estompant lentement dans la brume trempée, en compagnie d’une Tarasque de pierre embrochée par une colonne rectangulaire. Je passe devant le petit Hoshimine Inari (ce cher Inari !), puis descends les rudes escaliers menant jusqu’au Kompon Chû-dô, la Première salle centrale fondée par Dengyô Daishi. Cette gigantesque structure est très efficace pour me protéger de la pluie incessante. Allumées depuis 1200 ans devant une statue de Yakushi Nyorai (le Buddha Médecin), trois flammes du dharma diffusent une douce lumière orangée, intra-vaginale. Les parents apprennent à prier à leurs enfants devant ce feu de joie, tandis qu’un moine psalmodie dans un micro. J’achète un chapelet noir. Je sors, et tente de trouver le Hônen-dô, la petite maison où le saint étudia successivement la Grande Trilogie du Tendai en soixante volumes (tâche achevée en trois ans), laSomme de la naissance dans la Terre Pure de Genshin (où ce dernier écrit que la pratique du nembutsu «est comme « les yeux et les jambes dans l’âge de la décadence de la Loi en ce monde de corruptions »), puis les Hymnes de vénération de la naissance dans la Terre Pure du maître chinois Shandao. J’ai beaucoup de mal à trouver la maisonnette. Est-ce cette petite bâtisse là-bas, en contrebas d’une ruelle pentue battue par les eaux ? Un moine en socquettes m’assure que oui. Je glisse sur les dalles, mais parviens à pénétrer dans le jardin ruisselant d’eau. On ne peut pas entrer dans la maison. Je la contourne, et en admire la végétation avoisinante. C’est peut-être au milieu de ces herbes géantes que Hônen assista à l’apparition du Bodhisattva Samantabhadra… ou alors, qu’il passa définitivement en 1175 de la « méthode de la voie des saints » à celle « de la Terre Pure »…
 
 
Mon parapluie dégorge d’eau par tous les pores. Je contourne quelques millénaires maisons de bois, je caresse une statue de bœuf nantie d’un bavoir rouge feu, puis j’affronte la pluie lancinante pour rejoindre les autres temples, tous fermés : le Daikô-dô (grande salle d’Enseignement) qui contient les statues en bois des fondateurs du bouddhisme ; leKaidan-in qui enferme une grande Triade sculptée (Sakyamuni Buddha, Monju Bosatsu et Miroku Bosatsu, le Buddha de la fin des Temps)… Dommage ! C'est dans ce temple que le Mahayana fut déclaré en 822 indépendant, à la fois de Nara et du Hinayana. 

 
 
Un peu plus loin, d’intenses brumes enserrent le Hokke Sôji-in, le Temple ésotérique des Sutras du Lotus. Une poignée de japonais (touristes, pèlerins ou les deux à la fois ?) s’amuse à faire retentir un tronc d’arbre contre une énorme cloche. C’était donc ça, ce bruit moite de gong enrhumé que j’entends depuis ma descente du funiculaire. Je monte au premier étage de la pagode. La pluie s’est arrêtée, et la brume se dissout dans l’atmosphère. J’entends des litanies accompagnées de diverses sonorités rythmiques, des vortex sonores étagés sur diverses modalités, imbriquant le nembutsu dans les strates de l’espace comme un standard de jazz. Ici, les bouddhas portent tous une auréole autour de la tête. La Pagode de l’Ouest se nomme Saitô. Elle est située à un kilomètre du Tôdô. Pour l’atteindre, il faut franchir un vieux pont orangé et descendre une allée pierreuse encadrée de lanternes hyperboréennes. Les marches sont très très hautes, parfois bousculées par des racines d’arbres immensément verdâtres. Je croise une belle nippone essoufflée. J’arrive devant le Jôdo-in, mausolée du fondateur Saichô Dengyô Daishi qui y mourut le 4 juin 822 à l’âge de 56 ans. Un Jishin en robe orange me permet d’entrer dans ce qui apparaît comme étant le véritable Paradis de la Terre Pure. Une fontaine de feuilles vertes, un désert de gravier arrangé en cercles concentriques, d’énormes toiles d’araignée en suspens au-dessus du vide : cet endroit est une Jérusalem Céleste d’extrême-orient, c’est-à-dire mallarméenne.
 
 
« Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
 
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
 
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur ».
 
 
Un gong résonne dans le crépuscule naissant. Je redescends sur Kyôto, comme Hônen en 1175 qui décida de quitter son maître Eikû. Tout au loin vers l’ouest, sur la ligne d’horizon, se détachent les montagnes Nishiyama. Là-bas se trouve le village Hirodani, où vécut Hônen sous la férule de Yûren-bô Enshô. Après la mort de ce dernier, il traversa à nouveau la ville pour s’installer à Yoshimizu (dans les montagnes de l’est, Higashiyama). Il avait déjà une grande audience et plusieurs disciples. Il se rendit à Nara en 1191 pour donner une série de conférences sur le Sûtra de la Trilogie de la Terre Pure au Tôdaiji, le siège de l’école Kegon.
 
Nara, la première capitale permanente du Japon ! Nara, la perle du Kansai ! Qu’est-ce que j’attends pour y aller ?
 
 
Nous arrivons à Nara vers quinze heures. C’est ici que le bouddhisme fut adopté comme religion d’état. Les daims et faons en liberté frétillent autour des nombreux touristes, mordillant de temps en temps le goûter d’un enfant. Ces animaux représentent le monde mythique de Yamato : ce sont les messagers des dieux shintos provisoirement mis de côté. A un moment, trois d’entre eux prennent position devant moi en formant une Grande Triade pré-bouddhique. Je connaissais la Trikâya Amitabha, constituée par Amida (le Principe), et les deux Bodhisattvas Kannon (la Compassion, la Miséricorde) et Dai Seishi (la Sagesse). Mais j’ignorais jusqu’à présent l’existence de la Triade shintô des cervidés Sika.
 
 
Ma fleur du Kansai se fait attaquer par-derrière par un daim affamé. Nous mangeons notre bentô assis sur un banc du grand Nara-koên, face à un merveilleux petit lac où frétillent d’innombrables carpes. Un très mauvais concert de J-pop résonne à l’autre bout du parc. Il paraît que selon la légende (iitsutae), il faut manger des carpes quand on a des problèmes d’os : ça répare les fractures ! Ici, ce n’est pas un sacré bel endroit, c’est un bel endroit sacré. Les relations entre Hônen et Nara furent très complexes : il vint d’abord étudier au Tôdai-ji à l’âge de 24 ans, avant de retourner au mont Hiei pour se plonger dans les ouvrages de Genshin ; puis, beaucoup plus tard, il y donna ces conférences sur le Sûtra de la Trilogie de la Terre Pure ainsi que ses fameux « sermons à rebours », consistant à donner du vivant d’un commanditaire les sermons qui devraient être prononcés après sa mort ! J’imagine ce que ça donnerait aujourd’hui, si un véritable prêtre couillu prononçait par anticipation le sermon funèbre de Jacques Attali devant celui-ci, bien vivant…
 
Après le succès de son école et l’écriture du Gué vers la Terre Pure en 1198 (ouvrage fondamental), ce fut le patriarche du Kôbukuji de Nara qui adressa une pétition à l’Empereur pour demander l’interdiction de l’Ecole du nembutsu, ainsi que la condamnation de Hônen et de ses disciples. L’édit impérial ne fut produit que plus tard en 1207, mais il conduit bien à l’excommunication de Hônen – âgé de 75 ans – sur l’île de Shikoku.
 
 
Un petit faon nous indique la direction du Tôdai-ji, gardé par une énorme porte de bois de style chinois et planté au milieu d’une pelouse vert pomme. La salle Daibutsu-den est le plus vaste édifice de bois au monde. Le Daibutsu lui-même – le Grand Bouddha – est une monumentale statue de bronze, la paume droite levée en guise d’avertissement. Derrière lui, une colonne est percée d’un trou dont le diamètre est égal à celui de sa narine. Une longue file d’écoliers fait la queue pour pouvoir s’y glisser : il paraît que ça porte chance. Deux adultes sont là pour aider les petits corps délicieux à s’extirper de l’orifice qui n’en mène pas large.
 
 
Je m’étais déjà fait cette réflexion en juin 2010 en arpentant le Kiyomizu-dera, ce lieu absolument mythique, si bellement mis en scène par le digne génie usé de Kawabata dans son roman Kyôto : si les jeunes visitent beaucoup le patrimoine cultuel et artistique de leur pays dans le cadre de leurs études, c’est parce que justement, pour eux, ce n’est pas un patrimoine : ce sont des temples pleinement actifs, des cours de récréation mystiques. Les fillettes ont les jupes courtes et des chaussettes qui remontent au-dessus des mollets, me permettant d’admirer la finesse de leurs jambes d’une inimaginable fraîcheur. J’observe ce monde sain et enfantin : on prend des photos en riant, on grimpe les escaliers en se tenant par la main, on s’esclaffe quand on loupe une marche… On ne peut pas se rendre dans un temple ou un sanctuaire sans être éclaboussé de rires juvéniles. Si j’ai toujours autant envie de pleurer quand je suis au Japon, c’est parce que j’y retrouve un monde intérieur que je croyais définitivement perdu. Je me souviens qu’au centre de la petite chapelle du Jizô-do, un Jizô exhibait un très vieux bavoir blanc défraîchi pendu à son poignet gauche. Derrière les divinités fœtales, la montagne se dressait d’un jet très pentu, absolument inaccessible et recouverte de végétaux très touffus, d’arbres élancés aux troncs resserrés. Mon noyau dur me faisait ressentir sa présence de putréfaction, comme lorsque je me promenais seul, adolescent, dans les sentiers boueux de la campagne de Saint-Pierre-de-Chandieu, à l’orée des Terres Froides du Dauphiné. En général, plus les japonais rient et plus je suis triste.
 
 
Kyôto est la ville la plus délicatement triste du monde, et donc la plus belle. Je ne connais pas de cours d’eau plus mélancolique que la minuscule rivière Shirakawa, cœur liquide et souterrain de la ville. (Il y a bien une petite rivière aussi, dans les profondeurs d’Edimbourg, où l’on entend pleurer certains soirs de nouvelle Lune). Lorsque je longe laKamo-gawa, je ressens une émotion infinie face aux gens qui pêchent pieds nus dans la rivière, ou aux enfants qui jouent à se lancer des mottes de terre. Il n’y a qu’ici et en Afrique Noire que l’on vit ainsi, avec autant d’élégance et de distinction naturelle. Sous les ponts vivent quelques sans-abris, dans des cartons soigneusement arrangés et ordonnés. Certains ont même installé des petits rideaux aux ouvertures. Ma fleur du Kansai me raconte que dans son enfance, elle a caressé le visage d’un kappa qui flottait dans la rivière impassible. Qui n’a jamais vu de lutin est un con.
 
 
Hônen rédige donc en 1198 son « Gué vers la Terre Pure » (Senchaku-shû), un traité métaphysique aussi important que les Fioretti. Il y explicite d’abord les principes de son enseignement (kyô). « Le but de l’école de la Terre Pure s’adresse principalement aux êtres ordinaires, et accessoirement aux saints ». Il explicite ensuite les pratiques faisant naître dans la Terre Pure (gyô), expliquant les raisons pour lesquelles la pratique exclusive du nembutsu est nécessaire et suffisante. « Je souhaite respectueusement que tous ceux qui pratiquent pour aller naître dans la Terre Pure évaluent bien eux-mêmes leurs capacités personnelles ! Si, déjà en cette vie, vous souhaitez naître en ce royaume, vous devez absolument y appliquer votre cœur – que vous marchiez ou soyez debout, assis ou couchés – et vous vaincre vous-mêmes jour et nuit en attendant la fin ! Vous y passerez au maximum toute votre vie, et cela vous paraîtra un peu pénible. Mais à l’instant précédant le trépas, votre vie finira ; et à l’instant suivant, vous naîtrez en ce royaume ». Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour échapper au cycle infernal des naissances et des morts ! Hônen parvint à répéter le nembutsu 70000 fois par jour pendant cinq semaines consécutives, soit quarante-neuf fois par minute, et sans dormir ! Il est fascinant de voir comment, en partant d’une simplification des principes pour donner à tout un chacun la possibilité de s’éveiller, Hônen en vint à exercer une pratique que personne d’autre que lui ne pouvait suivre. Le Senchaku-shû se termine avec des commentaires de ses trois Sûtras préférés : celui de la Vie Infinie, celui des Contemplations (montrant la coexistence des trois cœurs – le cœur sincère, le cœur profond et le cœur de la production du vœu et du transfert des mérites – étagés dans le triple karma physique, verbal et mental) et celui d’Amida (« Des dix mille pratiques, c’est l’essentielle et la plus rapide : en célérité, rien ne dépasse la méthode de la Terre Pure ! »).
 
 
Hônen décrit également ses Visions du maître chinois Shandao (mort en 681), et de la Terre Pure : « Des montagnes de joyaux aux couleurs variées, par centaines de milliers ! Des rayons de toutes espèces qui tombaient en brillant sur le sol, lui-même semblable à de l’or ! Au milieu se trouvaient des buddha et des bodhisattva, les uns assis, les autres debout ; certains parlaient, d’autres étaient silencieux ; les uns exerçaient leur dextérité, et les autres restaient immobiles. A cette vue, je demeurai debout les mains jointes en contemplation, assez longtemps, jusqu’à ce que je m’éveille ».
 
En 1191, il avait un tel succès qu’il convertit la propre épouse de l’Empereur Go-Toba. Beaucoup de disciples itinérants se réclamaient de lui. Le disciple Kûya créa même une danse du nembutsu ! Le Buddha Sakyamuni n’avait-il pas déclaré à Maitreya : « Celui qui entendra le nom de ce Buddha et en dansera de joie, ne serait-ce qu’en en seul nembutsu, sache que cet homme obtiendra le grand bienfait : il sera bardé de mérites insurpassables ! » (Sûtra de Vie-Infinie T.12, 360, k.2, p.279a). Mais ce fut la conversion de deux concubines de Go-Toba qui créa un véritable scandale, amenant l’Empereur à interdire la secte en 1207.
 
A 75 ans, Hônen fut donc exilé à Shikoku. Il convertit encore plein de gens en chemin, et s’arrêta en cours de route vers Osaka. Toutes proportions gardées, sa réaction face à sa condamnation me fait songer à celle de Dostoïevski remerciant Nicolas Ier de l’avoir emprisonné au bagne d’Omsk : « J’ai peiné ici dans la capitale ces nombreuses années afin de répandre le nembutsu et en fait, je souhaitais depuis longtemps partir à la campagne pour prêcher ceux qui sont aux champs et dans la plaine, mais je n’ai jamais trouvé le temps de concrétiser mon souhait. Maintenant, cependant, grâce à l’auguste faveur de Sa Majesté, les circonstances se sont combinées pour me permettre de le faire ».
 
Amnistié quatre ans plus tard, il regagna Kyôto. Il révéla à ses disciples qu’il vivait depuis dix ans dans la contemplation continuelle du Buddha Amida et de sa Terre Pure. Il rédigea son « Manifeste en une feuille » et s’éteignit deux jours après, le 25 janvier 1212. Au même moment, saint François installait sa communauté au couvent san Damiano sous l’égide de Claire d’Assise.
 
 
Mon Dieu, combien de fois ai-je emprunté le fameux Chemin des Philosophes, ce petit sentier de pierres étiré le long d’un délicieux canal plein de canards et de truites, rejoignant beaucoup plus loin le lac Biwako. Le temple Hônen-in est enfoui sous une mousse recouverte d’insectes volants et de fourmis géantes. Deux tas de sable rectangulaires accueillent le visiteur ; des cercles et des courbes savantes sont tracés sur leurs sommets. L’herbe est très moussue, encore plus que sur le Ben Navis en Ecosse. Quelle joie intense de découvrir que la salle de prières est fermée aux touristes ! J’aime passionnément que l’on m’interdise d’entrer dans un temple consacré à une religion qui n’est pas la mienne. On peut juste apercevoir une peinture sur un panneau, représentant un étrange personnage sautant par-dessus une haie fleurie. Je contourne un arbre vrombissant de milliers d’abeilles perché au-dessus d’une mare verdâtre et fantomatique, et contemple des sculptures minérales en équilibre brancusien au-dessus du Vide : douze sphères irrégulières empilées en colonne métaphysique. Un vase de pierre laisse s’écouler un mince filet d’eau à l’instar d’une fontaine, avec le goulot constitué par un petit caillou posé sur une feuille morte.
 
La congrégation de Chion-in n’est pas loin. Ce temple est la dernière demeure de Hônen, et c’est là où se termine mon pèlerinage. C’est la troisième fois de ma vie (après octobre 2007 et juin 2010) que je me rends dans ce temple merveilleux qui m’a ouvert au véritable bouddhisme traditionaliste, le Jôdo-shû de la Terre Pure, le bouddhisme intérieur de ma fleur du Kansai. A chaque fois, mes yeux s’emplissent de larmes comme le vase de Marie-Madeleine. Les escaliers sont gigantesques, comme s’ils avaient été conçus au service d’un Gargantua nippon.
 
 
D’habitude, une fois arrivé devant la petite station d’encens située en face du bâtiment principal, je m’envoie un peu de fumée au visage pour me nettoyer l’esprit et l’estomac, je me déchausse et je pénètre à l’intérieur du temple somptueux pour écouter les litanies d’un moine solitaire s’adonner sans discontinuer au nembutsu, sans jamais reprendre sa respiration.
 
 
 
Mais aujourd’hui… Saperlipopette, quel tohu-bohu ! Je tombe sur des dizaines, puis des centaines de prêtres en effervescence : il semble qu’il y ait aujourd’hui une célébration peu ordinaire. Je n’ai jamais vu autant de monde ici ! Je vérifie aussitôt dans l’almanach du temple : et je découvre effectivement que chaque 4 octobre, ont lieu des chants et des danses en l’honneur de Hônen : c’est le célèbre Yoshimizu-kô Eishô Taikai ! Quelle chance pour ma petite pomme ! Les psalmodies surgissent à chaque coin. Je ne reconnais plus le Mie-do. Cette immense pièce, si tranquille d’habitude, est emplie de centaines de fidèles assis ou accroupis en pleine méditation, guidés par les prières d’une prêtresse très âgée entourée de quatorze prêtres aux yeux clos. Il est aujourd’hui possible de photographier la splendide image lumineuse de Hônen, vers laquelle convergent toutes les pensées des personnes présentes.
 
 
 
 

Les chants sont entrecoupés par une musique répétitive et hypnotique, faite de souffles rauques et de pulsations sourdes. Je m’effondre hors de moi-même. Après deux heures d’évanouissement, je réintègre mon corps et fais lentement le tour de Chion-in. Je passe devant les fidèles qui cherchent des yeux l’ombrelle historique, négligemment laissée sous le toit par le célèbre charpentier fantasque Hidari Jingorô au début du dix-septième siècle. J’emprunte ensuite une nouvelle passerelle, qui permet de monter au sommet de la porte San-mon pour admirer la statue de Bouddha construite sur ordre de Hidetada Tokugawa en 1621. La vue sur Kyôto est splendide.
 
 
Kyôto ! Mon Dieu, Kyôto… Pour moi, cela ne fait désormais plus aucun doute : tu es la plus belle ville du monde, la plus spirituelle et la plus élégiaque, la plus aristocratique et la plus sexuelle, la plus esthétique et la plus cruelle, la plus abolie dans l’azur, entièrement dévolue aux puissances envoûtantes de l’art, des enfants et de la mort, tu es si rêveuse et farouche, si solitaire et sépulcrale, si racée, pure et majestueuse, diligemment anti-démocratique, tu es ce lieu où la lune s’attriste de ne pouvoir cueillir tous les Rêves délaissés. Ton parfum est celui du sang royal des anciennes douleurs. Ta tristesse nous enserre lorsque le sens trop précis du Vide fondamental rature ton architecture, et que l’on prie l’auguste suicide d’embellir notre propre chair d’auréoles puissamment liquides. Ô Kyôto, je connais très précisément le jour où ma vie s’éteindra sous les volutes de ton enveloppe princière.
 
 
Je passe à nouveau devant le Mie-dô pour grimper jusqu’au mausolée de Hônen : c’est un pavillon de style chinois, qui contient les cendres du saint. Je m’agenouille pour prier au milieu du paisible cimetière situé juste derrière. J’aperçois au loin la célèbre cloche Kane de 74 tonnes, mise en branle par 17 moines chaque soir du 31 décembre. Une larme m’écrase.
 
Plus je connais le bouddhisme, plus je l’aime et mieux je comprends les raisons pour lesquelles je ne suis pas bouddhiste.
 
Le Bouddhisme de la Terre Pure est délibérément eschatologique. Il estime que toutes les autres pratiques disparaîtront après la période de la décadence de la Loi, tandis que lenembutsu sera spécialement conservé. De plus, il se boucle sur l’attente de l’ultime Bodhisattva Maitreya (Miroku en japonais), dont la demeure actuelle est le paradis semi-terrestre des dieux Tusita, et qui se manifestera lorsque l’enseignement de Sakyamuni aura complètement disparu.
 
L’Apocalypse, parlons-en. Si le monde est séparé dès l’Age d’Argent entre l’Est (Mû) et l’Ouest (Atlantide), il est normal que la période du Retour au Tout se produise simultanément – et de manière différente – entre l’Est (la venue de Miroku, ou Mokushiroku – 黙示録) et l’Ouest (le jigoku ou l’alliance finale entre Jésus et le Mahdi). Le jôdo-shû est la religion la plus à même de préparer les cœurs des japonais à l’arrivée de Miroku, qui n’est rien d’autre – vous l’aurez déjà compris – que le dixième avatar de Vishnu, Kalki monté sur un cheval blanc à l’instar du Paraclet de feu. Le Japon est l’Ile de la Dormition cosmique, l’avant-poste planétaire de cette révolution intégrale que sera la naissance à la non-naissance.
 
Mais, pour remplir totalement cette dernière mission, il lui faut d’abord mourir à la vie, c’est-à-dire accomplir le rite ultime de l’holocauste sacrificiel intégral. Et c’est bien ce qui se passe actuellement. Fukushima, c’est le retour de la tortue qui voyageait sur un lotus.
 
L’histoire de la chrétienté ophiophobe peut se lire comme la revanche de la femme sur le serpent. Saint Jean nous montre la Vierge Marie « enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds » [Ap. XII.1] écrasant de son talon la tête du Dragon, ce tentateur d’Eve, la femme primordiale. Quant à l’histoire du Japon ophiolâtre, elle peut se lire au contraire comme la revanche du serpent sur la femme. Aux origines des temps, le Japon fut fécondé par Amaterasu plutôt que par son frère, le Dragon océanique Ryûjin. Aujourd’hui, le serpent primordial revient : enveloppé de la lune, et le soleil - sa soeur - sous son corps lourd comme une tombe, il s’attaque au Japon à la fois par l’extérieur, en ravageant les côtes de tsunamis dévastateurs, et par l’intérieur, en prenant possession du corps des femmes japonaises.
 
 
Le Japon est une fille-fleur – une sakiko – qui s’est métamorphosée en serpent. Tous les artistes de la période Edo ont analysé cette lente mutation reptilienne de leurs compagnes.
 
 
La conjonction du tsunami et du feu nucléaire pour l’extermination sacrificielle du Japon, c’est l’association eschatologique entre le Dragon Ryûjin et le cavalier invincible Miroku. C’est cela qui terrorisait le cheval blanc d’Amaterasu, au sanctuaire d’Ise…
 
 
 
Le 6 août 1945, les Atlantes débarquent au Japon. Le journal Le Monde célèbre en grande pompe la « révolution scientifique » qui intronise la Post-Modernité sur la pointe extrême de l'Eurasie. L’histoire des hommes se résume désormais à la souillure de plus en plus accrue de l’Orient par l’Occident. Si, pour les japonais, la Terre Pure se situe à l’ouest, c’est parce qu’à l’est, il y a l’Amérique. La frontière entre le Japon et l’Amérique est de même nature que celle qui sépare le bien du mal : de plus en plus fine mais de plus en plus dure. D’un côté, le culte du Vide, et de l’autre, celui du Néant. Soixante-six ans après 1945, les bateaux s’encastrent sur les toits des maisons à Tsukuba. Mais c’est pour indiquer qu’il n’y a plus d’Arche de Noé : le salut est ailleurs. La saison post-moderne est désormais terminée, encadrée par deux parenthèses désenchantées : un Petit Garçon enrichi à l’uranium 235, et la fusion du cœur des réacteurs de Fukushima Daiichi. Les deux derniers discours prononcés en public par l'Empereur du Japon l'ont été le 15 août 1945 et le 16 mars 2011, c'est-à-dire au début et à la fin de la post-modernité, ce qui dévoile à l'évidence la profonde intelligence théologique et méta-historique, ainsi que l'autorité spirituelle absolue  du suprême guide shintô.
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Alexandr Dugin explique que la dynamique de la Modernité (1789-1945) a consisté en l’annihilation radicale de l’Eternité, tandis que la mission de la Post-Modernité (1945-2011) a été de se livrer à la destruction complète du Temps. D’abord, on nie l’existence du Paradis au plus haut des cieux. Ensuite, on disloque le Purgatoire, généralisant à tous les niveaux la pratique anti-métaphysique du flux tendu pour détruire le moindre repère temporel. Vous voulez tuer Arthur Rimbaud ? Glissez-lui un téléphone portable dans la poche.
 
Et puis ? Que se passe-t-il ensuite ? Après avoir annulé le Paradis et raturé le Purgatoire, quelle ignominie peut-on donc encore accomplir ? De quelle manière aborde-t-on cette nouvelle ère, qui suit la post-modernité et qui précède celle du Jugement ? Il nous reste maintenant à faire ce qu’aucun prophète n’avait prédit : salir l’Enfer.
 
Le magma produit par la fusion du combustible nucléaire s’appelle le corium. La désintégration des produits de fission le porte à une température de 2500°C. Sa densité est trois fois plus importante que l’acier. Son pouvoir corrosif est tel qu’il est capable de traverser la coque en acier d’une cuve et la dalle de béton qui la supporte, à une vitesse de 1,20 mètre par heure. Il ressemble à de la lave en fusion. Le corium de Fukushima s’est engouffré à travers le sol géologique, et il est actuellement en route vers le noyau terrestre, qu’il irradiera avec un taux radioactif de 28 Térabecquerels par kilogramme.
 
Après l’incarnation de Dieu en Notre Seigneur Jésus-Christ, Satan se livra à une parodie multiforme de cette incarnation en se rendant maître de l’âme de quantité d’hommes. Aujourd’hui, l’homme est devenu tellement satanique qu’il en vient à parodier Satan dans une incarnation à rebours. L’ère qui suit la post-modernité s’affirme par la Parodie de la Grande Parodie. L’homme fait Diable descend en Enfer pour contaminer le noyau interne, polluer la boule de feu centrale, aveugler le Contre-Soleil. Si le Diable se montre chaque fois que l’homme se prend pour Dieu, il est possible que Dieu se montrera quand l’homme aura fini de se prendre pour le Diable. Après le Japon, ce sera au tour de la planète entière de se livrer à la grande descente d’organes. En fin de compte, la véritable religion des fins dernières, ce sera le vaudou, et quant au film Zombie, il fallait le comprendre à l’envers : quand il n’y a plus de place sur terre, les vivants reviennent en Enfer.
 
 
La boucle du Manvatara se referme sur elle-même : du Pôle Nord jusqu’au Mappô, le ceinturon du Temps retrouve sa cohérence métaphysique.

Lorsque les danseuses maikos enlacent voluptueusement leur corps dans l’espace au son du Gion no uta accompagné au shamisen, j’ai l’impression d’assister à une danse de prophétesses chamaniques de l’ère du Verseau.

 
J’appartiens au Japon comme Pierre Loti appartenait à la Turquie.
 
Le cœur est aussi vaste que l’univers lorsque l’on aime, mais il se rétrécit atomistiquement lorsqu’on n’aime plus.
 
Ah, si un seul nembutsu pouvait me plonger aussitôt dans le Paradis de l’oubli des choses passées et futures…
 
La Reine Jaune est solide et mystérieuse, et aussi bruissante de senteurs interdites qu’une petite église de campagne. Elle recevra un jour lointain mon corps usé mais rénové par l’intime Parousie de mes organes glorieux. Ô s’enfouir sous la mort…
 
 
 
Je suis allé voir les rochers-époux de Futami. Okitama-jinja et Meoto-iwa sont toujours unis par les liens du mariage. Il paraît que les cordes sont rompues de plus en plus souvent par les typhons déchaînés. A chaque fois, les gardiens les remplacent…
 
Le Japon est mort, sauf en nos cœurs. Et nos cœurs sont à Kyôto. Ce sont des cœurs de pierre, enterrés sous une lourde mousse verte un peu pourrie.