Le paradigme de la fin

Le paradigme de la fin

Le dernier degré de généralisation


L’analyse des civilisations, de leurs corrélations, de leurs confrontations, de leur développement, de leur interdépendance, est un problème si difficile que selon les méthodes, selon la profondeur de la recherche, on peut obtenir des résultats non seulement différents, mais directement contraires. Par conséquent, même pour obtenir les conclusions les plus approximatives, on doit appliquer une réduction pour réduire la variété des critères à un seul modèle simplifié. Le marxisme préfère la seule approche économique, qui devient un substitut et un dénominateur commun pour toutes les autres disciplines. Ainsi procède aussi le libéralisme (bien que moins explicitement).

La géopolitique, qui est moins connue et moins populaire que les diverses approches économiques, mais non moins efficace et non moins claire pour expliquer l’histoire des civilisations, suggère une méthode de réduction complètement différente. D’autres versions de réductionnisme sont les diverses formes d’approche éthique, qui incluent les « théories raciales » comme aspect extrême.

Finalement, les religions proposent leur propre modèle réductionniste de l’histoire des civilisations.

Ces quatre modèles semblent être les méthodes les plus populaires de généralisation, et bien qu’il existe encore bien d’autres méthodes, ces dernières peuvent difficilement être comparées aux premières par les critères de popularité, de clarté et de simplicité.

Comme la notion de « civilisation » est d’une dimension extrêmement grande – peut-être la plus grande dimension que la conscience historique de l’humanité soit capable d’atteindre – les méthodes de réduction doivent être extrêmement approximatives, laissant de coté les nuances, les détails, les facteurs de moyenne et faible importance. Les civilisations sont de tels conglomérats humains, qui ont de larges frontières spatiales, temporelles et culturelles. D’après cette définition, les civilisations doivent avoir une taille significative – elles doivent durer longtemps, contrôler des régions géographiques significatives, générer un style d’expression culturel et religieux (parfois idéologique) particulier.

A la fin du second millénaire après JC, un certain bilan de l’histoire des civilisations se manifeste de lui-même, car la signification de la date [de l’an 2 000] suggère l’idée de l’arrivée à un certain seuil, à une certaine limite. Et c’est pourquoi l’idée semble ramener les différentes directions d’analyse des civilisations à un seul paradigme universel. Certainement, le degré de simplification, d’approximation et de réduction sera ici encore plus élevé que dans les quatre modèles de réduction susmentionnés, mais il serait difficilement considéré comme un obstacle insurmontable. Toute généralisation (heureuse ou non, justifiée ou pas particulièrement) rencontrera nécessairement une critique sévère, qui peut venir à la fois des « spécialistes bornés » ayant oublié depuis longtemps les principes primordiaux dans l’écheveau des détails, et des adeptes conscients (ou instinctifs) de quelque autre généralisation, qui ne font qu’utiliser pragmatiquement les contradictions entre les détails afin de discréditer l’ensemble.

Néanmoins, les thèmes de la « Fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama), du « Choc des civilisations » (Samuel Huntington), du « Nouvel Ordre Mondial » (George Bush), du « Nouveau Paradigme » (New Age), des « temps messianiques », de la « fin de l’Utopie », du « paradis artificiel », de la « culture de l’Apocalypse » (Adam Parfrey), deviennent de plus en plus populaires alors que nous approchons de la fin du siècle, de la fin du millénaire. Et tous ces thèmes sont justement suivis à un degré ou à un autre par les modèles réductionnistes compliqués, qui sont le fruit de la réunion de méthodes plus générales – avant tout les quatre modèles susmentionnés.

Le marxisme réel

La doctrine de Marx a été si populaire au 20è siècle, qu’il est vraiment très difficile d’en parler, particulièrement en Russie, où le marxisme fut proclamé idéologie officielle pendant de longues décennies. La question est abordée de la même manière morbide et insatisfaite avec des allusions et des connotations par les intellectuels occidentaux aussi, pour lesquels la controverse et le débat sur Marx étaient le thème central de discours philosophiques et culturologiques. Personne d’autre n’a autant influencé l’histoire moderne que l’a fait Marx – il est difficile de nommer un penseur comparable à lui par la renommée, la popularité, les livres en circulation.

Mais l’excessive exploitation du marxisme provoqua à un certain moment le résultat inverse – ses idées et ses doctrines semblaient être si universelles qu’à un certain moment on cessa de les comprendre, transformant le marxisme en « dogme », en gadget, en obscur cliché, qui commença à être utilisé et interprété d’une manière absolument arbitraire. Les marxistes orthodoxes bloquèrent la réflexion dans ce domaine, canonisèrent les idées de Marx même dans les domaines où elles étaient manifestement démenties par le cours de l’Histoire elle-même (à la fois économique et politique). Les hérétiques et les révisionnistes élargirent trop le marxisme, intégrant des idées et des théories qui, au sens strict, n’avaient aucune relation avec le contexte marxiste. Et après un certain temps nous arrivâmes à une situation paradoxale, où le penseur le plus populaire et le plus fameux du présent devint inintelligible pour la plupart des gens. Pour finir, le nœud gordien du marxisme fut liquidé simplement par la déclaration selon laquelle la philosophie et l’économie politique marxistes étaient une « illusion » et ensuite par une renonciation universelle à cette idéologie.

L’éloge et le dogmatisme excessifs se transformèrent de la même manière en subversion et en relativité excessives. Et à toute vitesse, tout ce qui avait semblé si impressionnant dans l’édifice du marxisme fut soudainement liquidé en totalité. Les forces responsables de la création de l’aliénant culte dogmatique de Marx furent les plus zélés liquidateurs. Pourtant, si les idées de Marx n’ont aujourd’hui pratiquement plus de partisans, elles ne sont pas devenues moins profondes ni moins remarquablement exactes pour poser certaines questions. La situation surgit où le marxisme, ayant petit à petit perdu complètement ses partisans, peut être appliqué par des forces complètement différentes, qui avaient été tenues à l’écart du marxisme à l’époque, quand le tourbillon intellectuel et politique régnait autour de ses idées et de son langage.

Une telle distanciation et un tel non-engagement dans l’un ou l’autre des camps marxistes au stade antérieur de l’histoire intellectuelle permet de redécouvrir Marx, de lire son message d’une manière qui était impossible auparavant. Il est absolument évident que la majeure partie des idées culturelles et historiques de Marx sont irrémédiablement obsolètes, et que divers aspects de sa doctrine doivent être rejetés à cause de leur inadéquation. Cependant, il est plus important de considérer impartialement les aspects de sa doctrine qui inversement ont conservé une actualité et qui peuvent aider à comprendre les aspects les plus importants du paradigme de l’histoire dans sa manifestation économique, sociale et politique. Et personne 

Ces deux sujets furent définis par Marx comme étant le Travail et le Capital. Marx considérait le Travail comme l’impulsion créative et constructive de l’être, comme l’axe central de la vie et du mouvement, comme un principe solaire, positif. Utilisant des expressions porteuses d’images darwinistes, le marxisme affirme que « le Travail fait sortir l’Homme du singe ». La question est qu’en tant qu’élément de création, la production est le principal vecteur d’existence, qui fait passer le processus d’un plan horizontal, interne, à un plan vertical, volontariste.

Le Travail est selon Marx un principe positif, lumineux. A la différence de l’éthique de la Bible, dans laquelle le Travail est considéré comme un résultat de la Chute et comme une sorte de damnation d’Adam pour avoir violé les commandements divins (une telle attitude envers le Travail est caractéristique d’autres traditions religieuses aussi), Marx proclama indubitablement le caractère sacré, entièrement positif du Travail, sa primauté (sa nature primordiale), sa valeur intrinsèque et son caractère autosuffisant. Mais dans son état primordial, le Travail en tant qu’impulsion primordiale de développement et point de départ de l’histoire (comme l’Idée Absolue de Hegel) ne s’accomplit pas encore, ne peut pas manifester la complétude de sa nature lumineuse inhérente.

libre. D’après Marx toute l’histoire se situe entre le « communisme des cavernes » – l’état primordial, quand le Travail était libre mais non accompli et non universel – et le communisme réel, quand celui-ci retourne à son caractère lumineux et autosuffisant, ayant voyagé à travers le labyrinthe de l’aliénation, mais c’est alors dans sa dimension totale, universelle et pleinement accomplie. L’humain devient l’humain après avoir intégré l’élément du Travail. Mais il devient un humain complet seulement lorsqu’il est capable de comprendre la valeur absolue de cet élément, de libérer celui-ci de tout contact avec le principe négatif, c’est-à-dire dans l’époque du communisme.

Quel est donc le pôle négatif selon le marxisme ? Qu’est-ce qui s’oppose à la nature lumineuse du Travail ?

Marx l’appelle « exploitation », il identifie instinctivement la forme suprême et parfaite de cette exploitation dans le Capital. D’après le marxisme, le Capital est le nom du Mal mondial, du principe obscur, du pôle négatif de l’histoire. Entre le « communisme des cavernes » de l’être humain qui vient d’apparaître, et le communisme final, il y a une longue période d’« exploitation », aliénant le Travail de son essence, les épreuves et la privation de soleil dans le labyrinthe de l’obscurité. A proprement parler, c’est simplement l’essence de l’histoire. Le Capital n’apparaît pas immédiatement, il montre progressivement comment les instruments et les mécanismes de l’exploitation de l’élément lumineux du Travail par les forces obscures des usurpateurs se perfectionnent eux-mêmes.

Le développement du Travail conduit au développement des modèles d’exploitation.

La dialectique compliquée de la dynamique constante de la corrélation entre les forces productives et les relations productives conduit les deux pôles de l’histoire économique à la spirale du développement. Les buts opposés, les vecteurs des buts et des activités des travailleurs et des exploiteurs promeuvent d’une manière objective l’intensification d’un processus politique et économique. Les forces productives forment la structure interne du Travail et son organisation. Les relations de production sont le modèle de l’interaction entre cette structure basique asservie et le principe exploiteur. L’élément du Travail est l’élément pour satisfaire les besoins vitaux des travailleurs eux-mêmes. L’essence de son principe positif, créatif, lumineux, solaire, réside dans ce fait. Le Travail produit un plus. Ce plus, ce surplus est dérobé par le pôle obscur, le parasite de l’histoire. Les relations productives sont à travers toute l’histoire économique réduites à l’expropriation d’une certaine substance des agents du plus par les agents du moins. De même que les forces productives se perfectionnent d’elles-mêmes, ainsi font les paradigmes d’exploitation. Mais déjà dans les premiers stades de l’histoire humaine on peut apercevoir les traits caractéristiques de deux sujets, qui s’affronteront avec toute leur puissance seulement à la fin de l’histoire.

Le travailleur primordial est le germe du prolétariat industriel. L’élite tribale est le germe du Capital. A mesure que se déroulent les longs millénaires de l’histoire humaine, les deux sujets du drame mondial atteignent l’état le plus pur, pleinement accompli et résumant tous se forme, stade le plus important et à de nombreux égards stade eschatologique de la doctrine marxiste. Ici toute la situation sociale compliquée est réduite à un dualisme absolument clair – le prolétariat en tant que classe est l’incarnation du résultat du développement de l’élément économique et historique du Travail, et la bourgeoisie est l’incarnation du pôle absolu, le plus parfait, le plus achevé et le plus conscient de l’exploitation complète. Le pôle lumineux finit son tragique voyage à travers le labyrinthe de l’aliénation, le pôle obscur se rapproche de sa victoire complète. Le Prolétariat et le Capital. Le Pur Travail, c’est-à-dire le prolétaire, n’a aucune propriété (« sauf les chaînes ») – et le Pur Capital, est transmuté du possédé en possédant, en élément de Pure Aliénation, d’Exploitation Absolue. Marx réduit tous les autres problèmes historiques, philosophiques, culturels, sociaux, scientifiques et techniques à ce schéma politique et économique, les considérant comme des problèmes dérivés et secondaires en regard du paradigme de base.

Ensuite, Marx proclame que la seconde révolution industrielle, signifiant que le capitalisme a atteint son sommet, est le tournant de l’histoire du monde. A partir de ce moment, les deux sujets historiques – le Travail et le Capital – ne deviennent pas seulement les jouets de la logique objective de l’histoire, mais ses sujets conscients et auto-dépendants, capables non seulement de soumettre la nécessité, mais aussi de réussir les plus importants processus historiques, de les préparer, de les provoquer, de les projeter, d’établir leur propre volonté autonome. La question n’est pas celle d’un individu ou d’un groupe, mais d’une classe. le moins mondial, la suppression, l’aliénation, mais seulement dans l’état absolu, libre, volontariste, personnel. C’est pourquoi il est capable de planifier l’histoire, de l’accomplir. A ce stade, le Travail et le Capital s’élèvent au niveau de l’idée ou de l’idéologie, existent à partir de là non seulement dans la substance objective de la réalité, mais aussi dans l’espace idéologique de la pensée.
L’arrivée de ces deux personnalités dans la sphère de la pensée dévoile pleinement le dualisme essentiel dans ce domaine aussi – il y a la pensée du Travail et la pensée du Capital, il y a l’idéologie du plus et l’idéologie du moins. Ces deux idéologies reçoivent le plus possible d’indépendance et de liberté, et toute la sphère de la conscience se transmute de la sphère de réflexion à la sphère de la créativité, en se projetant. L’idéologie du Travail (philosophie prolétarienne) conserve ici aussi son caractère créatif, elle créée le projet. L’idéologie du Capital (philosophie bourgeoise) reste essentiellement négative – elle usurpe 

La formule suprême et la plus parfaite du Capital est, d’après Marx, l’économie politique libérale anglaise, en particulier la théorie du « libre-échange », du « marché universel » d’Adam Smith et de ses adeptes. Mais à part cette forme évidente, il existe aussi une variété de constructions idéologiques plus complexes, plus subtiles, plus compliquées, du souffle parasitaire pernicieux du Capital. La philosophie bourgeoise devient désormais l’arme d’exploitation la plus efficace, sa forme supérieure.

Mais pour la contrebalancer, le corps doctrinal de la classe ouvrière se constitue lui-même, les principaux contours de l’idéologie communiste deviennent de plus en plus clairs. Marx considérait ses propres travaux exactement dans ce contexte. Il avait le pressentiment que ses idées formeraient la « philosophie prolétaire », deviendraient le plus important instrument du Travail pendant sa dernière bataille eschatologique contre son ennemi depuis les temps les plus reculés.

Marx a proclamé une sorte d’« Evangile du Travail ». Il a affirmé que, le Travail étant alors au tournant de l’histoire politique et économique, étant devenu le Travail Pur, devait momentanément se réaliser lui-même et réaliser son histoire, commencer à assumer la fonction de l’un des deux pôles téléologiques de l’histoire, dévoiler le mécanisme de tromperie et d’aliénation qui est à la base de toute exploitation, démasquer la fonction négative, vampirique, amoindrissante, du Capital (par l’explication de la logique de la production du surplus et de l’expropriation) et amener la Révolution prolétarienne, qui doit jeter le Capital dans l’abysse de la non-existence et éradiquer le mal mondial.

Après une courte phase de formation transitoire (le socialisme), l’« Eden sur Terre » arrive, le Travail se libère complètement du principe obscur. Ici est définie l’essence du modèle politique et économique marxiste. Et il faut reconnaître qu’il est si persuasif et si fiable qu’il n’est pas surprenant que les idées de Marx aient fasciné tant de gens au 20è siècle, étant devenues une sorte de religion, au nom de laquelle des sacrifices sans précédent furent accomplis. 

De quelle manière le scénario de Marx fut-il mis en pratique ? Qu’est ce qui était inexact en lui, qu’est-ce qui a été réfuté ? Comment le contenu de l’histoire politique et économique de notre siècle doit-il être regardé, si nous restons dans les cadres définis par la philosophie marxiste de l’histoire ?

Au seuil du troisième millénaire, nous pouvons affirmer que le Capital a vaincu le Travail, qu’il s’est révélé capable d’éviter la Révolution à venir, de dissoudre la manifestation historique accomplie du Travail en tant que sujet révolutionnaire, de détourner le danger de la philosophie prolétarienne concentrée dans l’appareil idéologique unitaire, dans sa forme définitive. Mais cependant, le Travail, inspiré par Marx, a tenté de livrer la « dernière et décisive bataille » contre son ennemi primordial. Le Travail a été vaincu, mais le fait de la grande bataille ne peut pas être nié. Cette bataille forme justement le contenu principal de l’histoire politique et sociale du 20è siècle. Tout cela est en accord avec Marx, mais avec quelques résultats additionnels (pas bons). Le mal mondial l’a emporté. Le moins s’est révélé plus fort et plus habile que le plus. Le Capital ayant pris la forme d’un sujet a prouvé sa supériorité sur le Travail, qui avait également pris la forme d’un sujet.
Comment cela s’est-il passé dans la vie réelle ?

D’abord, le premier manque de correspondance avec l’orthodoxie marxiste s’est révélé au moment de la Grande Révolution socialiste d’Octobre. Cet événement est devenu le tournant clé de l’histoire post-marxiste. D’une part, l’insurrection des marxistes-bolcheviks a démontré le fait que les idées marxistes étaient vraies et confirmées par la pratique réelle. Le parti communiste prolétarien des travailleurs a été capable de faire la Révolution, de renverser le système exploiteur, de détruire le pouvoir du Capital et de la classe bourgeoise, de construire l’Etat Socialiste, en se basant sur les principales thèses de Marx lui-même. Le marxisme fut proclamé l’idéologie dominante de cet Etat. En d’autres mots, l’expérience russe donna la première confirmation de la justesse et de l’efficacité de la doctrine marxiste révolutionnaire. Cependant, le fait même de la Révolution russe est ici la circonstance la plus importante – la révolution prolétarienne réussie ne s’est pas passée à l’endroit et au moment où Marx lui-même l’avait prédite. L’erreur spatiale et temporelle n’a pas été un facteur quantitatif, mais qualitatif. Par conséquent cette erreur comportait une énorme signification doctrinale.

Marx supposait que le devenir final du prolétariat en tant que classe et sa formation en parti révolutionnaire devait se passer dans le pays le plus développé de l’Occident industriel, c’est-à-dire exactement là où les mécanismes bourgeois atteignaient leur stade de développement le plus parfait, et là où le prolétariat industriel formait la dominante sociale parmi toutes les forces de production. Marx pensait que les révolutions prolétariennes provoqueraient immédiatement une réaction en chaîne dans les autres Etats et les autres sociétés. Marx était certain que dans les autres lieux spatiaux et temporels les révolutions sociales ne pouvaient pas réussir, car leurs deux sujets historiques – le Travail et le Capital – n’atteignaient pas encore le stade où la transition pleine et adéquate du matériel en idéal, du subjectif en conscient, du stade extrême du développement de base en forme adéquate de superstructure, était possible. L’expérience russe montra dans les faits que la révolution socialiste était possible et qu’elle se réalisait avec succès dans un pays avec un capitalisme sous-développé, bien avant la pleine réalisation de la seconde phase de la révolution industrielle, dans un pays ayant une portion très insignifiante du prolétariat industriel, et qu’après la victoire des Bolcheviks le processus révolutionnaire ne se répandait pas du tout en Europe, mais restait dans les limites de l’ancien empire russe. Le Travail s’était constitué en parti politique et avait vaincu le Capital dans des conditions complètement différentes de celles qui avaient été prévues par Marx.

En d’autres mots, la Révolution historique en Russie a rectifié la théorie du père spirituel. Le sens de cette rectification historique est révélé dans toute son ampleur par la recherche du phénomène national-bolchevik, analysé en détail par Mikhaïl Agursky. La révolution prolétarienne en Russie a prouvé dans les faits que la victoire du Travail sur le Capital était possible et réelle seulement à la condition qu’à la réalisation de cette action politique et économique participent certaines autres dimensions – les tendances nationales-messianiques (pleinement développées chez les Juifs russes et chez les Juifs d’Europe de l’Est), mystiques et chiliastiques sectaires (venant à la fois de gens ordinaires et d’intellectuels), le style blanquiste, semblable à un Ordre, conspirationnel, du parti révolutionnaire (le léninisme, et plus tard le stalinisme). A ce propos, un ensemble d’approches analogues, bien que moins radicales, a assuré la victoire d’une certaine autre force anti-capitaliste, qui fut capable de réaliser en pratique une révolution quasi-socialiste – le fascisme italien et le national-socialisme allemand. En d’autres mots, le marxisme s’est révélé être une réalisation historique qui était praticable sous une forme hétérodoxe, nationale-bolchevik, un peu différente du strict concept de Marx lui-même.

Cela ne devint vrai qu’en se combinant avec d’autres facteurs et, pour parler plus spécifiquement, là où la doctrine politique et économique de Marx était combinée avec des tendances culturelles et religieuses qui étaient très différentes des discours culturels et historiques de l’auteur du « Capital » lui-même. Par contraste avec le succès de la réalisation historique du marxisme sous la forme nationale-bolchevik, la transition vers le socialisme n’eut pas lieu dans l’Occident bourgeois lui-même au moment où le capitalisme atteignait sa limite de développement, c’est-à-dire au seuil de la troisième révolution industrielle (et cela survint dans les années 60-70 du 20è siècle). Alors que le marxisme hétérodoxe se révélait praticable, la version orthodoxe était réfutée par l’histoire. Le capitalisme dans sa forme la plus développée se révéla capable de triompher de ce qui était le plus dangereux pour son stade de développement, de maîtriser effectivement la menace de rébellion prolétarienne et de s’élever à un niveau d’existence encore plus parfait, alors que le sujet alternatif opposé, le prolétariat, était supprimé, dispersé, vaporisé en tant que classe et en tant que parti révolutionnaire eschatologique du Travail dans le système compliqué de la Société du Spectacle (Guy Debord) sans alternative. En d’autres mots, la société post-industrielle, étant devenue une réalité, a clairement montré que les prophéties de Marx comprises littéralement n’étaient pas réalisées dans les faits. Cela, à ce propos, est la raison de la grande crise du marxisme européen moderne.

Mais nous connaissons aussi aujourd’hui la triste fin de l’Etat socialiste, qui s’auto-liquida à la suite de processus exclusivement internes, ayant mené le système national-bolchevik jusqu’à la limite fatale de la perestroïka bourgeoise. Et quarante ans plus tôt, les autres régimes non-capitalistes d’Europe étaient tombés aussi – l’Italie fasciste et l’Allemagne nationale-socialiste. Ainsi, à la fin du 20è siècle, le Capital avait vaincu le Travail dans toutes ses manifestations idéologiques – que ce soit le marxisme orthodoxe (sous la forme de la social-démocratie européenne), la version nationale-bolchevik des soviets ou les sortes de variantes très approximatives, les variantes de compromis et douteuses des régimes européens dits de « Troisième Voie ».

De plus, la victoire du Capital sur le Travail révèle le plus grand degré de conscience de ce pôle précis de l’histoire, qui est capable sur le long terme et avec consistance de rester fidèle à son but primordial, qui est capable de tirer les conclusions de l’étude des modèles conceptuels de ses ennemis historiques et de mettre en pratique les méthodes et les paradigmes révélés par le génie révolutionnaire, dans un but de prévention.
Après Marx, le camp du Travail à l’échelle politique et économique mondiale se divisa en trois camps plus petits, inharmonieux, en conflit les uns avec les autres – le socialisme soviétique (le national-bolchevisme), la social-démocratie occidentale et (avec des réserves) le fascisme. Le camp capitaliste resta indivisible dans son essence et utilisa habilement les contradictions des idéologies du Travail. Ainsi, à la place du parti communiste révolutionnaire prolétarien unifié, se formèrent dans l’Occident bourgeois, au moment critique de l’Histoire, premièrement, les organisations pro-soviétiques du radicalisme bolchevik sous contrôle du Komintern, ce qui signifie qu’elles étaient associées à Moscou, capitale de la Troisième Internationale, et qu’elles mirent en œuvre sa volonté, deuxièmement, les partis sociaux-démocrates « indigènes », combattant dans les milieux prolétariens pour le compte des autorités contre les forces pro-Moscou, et troisièmement, les mouvements nationaux-socialistes, appliquant l’expérience nationale-bolchevik de Moscou (mais sous une forme beaucoup plus souple) à leur propre contexte national.

La stratégie du Capital consista à opposer les unes aux autres, par tous les moyens, les trois tendances de l’expression idéologique des forces du Travail, en empêchant à tout prix leur consolidation en un organisme historique, social et politique unifié. Dans ce but, la social-démocratie et le bolchevisme furent opposés au fascisme, le fascisme lui-même à la social-démocratie et au bolchevisme. Le stade le plus réussi de cette stratégie fut le « front populaire » en France à l’époque de Léon Blum et la relation d’alliance entre l’URSS et l’Angleterre et les Etats-Unis pendant la guerre contre les pays de l’Axe.

D’autre part, les sociaux-démocrates occidentaux (non-adhérents à l’orthodoxie marxiste nationale-bolchevik) furent activement attirés à la collaboration politique avec l’establishment bourgeois au moyen de la représentation parlementaire, furent corrompus par la coopération avec le Système et furent simultanément opposés aux « agents de Moscou » des partis léninistes bolcheviks (la politique de Karl Kautsky est la plus significative à cet égard).

Et finalement, dans le cadre de l’Etat soviétique lui-même, le national-bolchevisme ne connut jamais l’élaboration doctrinale cohérente et complète requise pour devenir une idéologie accomplie et non-contradictoire, avec tous les points sur les « i » et une relation rigoureuse avec l’héritage de Marx (discernant ce qui devait être accepté de ce qui devait être rejeté). A la place d’une telle rectification, les idéologues soviétiques persistèrent à souligner que le léninisme n’était rien d’autre que le marxisme adéquat et orthodoxe, niant par là l’évidence et perdant irrévocablement la possibilité d’une réflexion non-contradictoire et cohérente, cognitivement adéquate.

A la place de l’image claire et simple de l’opposition du Travail et du Capital, sous la forme du système socialiste soviétique d’une part, et des pays de l’Occident capitaliste d’autre part, une mosaïque dispersée émergea, dans laquelle la question extrêmement négative était le fait même de l’existence de régimes fascistes de compromis (d’un point de vue politique et économique) et de la social-démocratie collaborationniste conciliante. Ce composant intermédiaire fasciste et social-démocrate resta ferme pendant le processus de formation du parti communiste prolétarien international unifié, qui aurait dû prendre en compte toute l’expérience idéologique et spirituelle de la Révolution russe.

Ce fut le facteur externe. Le facteur interne consista en la renonciation du système soviétique lui-même à tirer les plus importantes conclusions idéologiques (avec toute les corrections nécessaires par rapport aux idées culturelles et philosophiques de Marx) de son propre succès, qui auraient pu à leur tour faciliter un dialogue constructif avec le fascisme – en particulier dans sa version d’extrême gauche. Et finalement, la social-démocratie elle-même, au lieu du « front populaire » anti-fasciste avec les forces et les régimes bourgeois radicaux, aurait pu parvenir à une compréhension mutuelle avec les socialistes de tendance nationale à l’intérieur d’un bloc anti-bourgeois unifié.

Le bolchevisme soviétique, la social-démocratie et même le fascisme, anti-capitalistes dans leur essence, étaient condamnés à s’entendre sur une plate-forme idéologique unifiée, quelque part entre la surestimation évidente de Marx par ses adeptes orthodoxes et son évidente sous-estimation par le fascisme. Une telle idéologie hypothétique, élevée jusqu’au national-marxisme absolu et universel, prenant en compte la considération des autres points culturels et philosophiques, spirituels et nationaux en même temps que le paradigme historique absolument génial de Marx – le national-bolchevisme idéal accompli et appliquant ces réflexions aurait justement pu être cette plate-forme sociale et économique effective, dans laquelle le principe du Travail aurait pu s’incarner dans sa forme la plus parfaite. Mais évidemment cela ne fut malheureusement compris qu’à posteriori, lorsqu’on put résumer et analyser la grande expérience de la catastrophe historique. Le Capital en tant que sujet s’est révélé non seulement plus puissant, mais aussi plus habile que le Travail en tant que sujet. Il n’a pas permis au « spectre du communisme » de se réaliser pleinement dans l’histoire, le condamnant à rester un spectre pour toujours. C’est une tragique constatation. Mais du point de vue épistémologique, du point de vue de la génération du paradigme historique significatif, qui nous permettrait de comprendre clairement à quel moment de l’histoire nous sommes parvenus à présent, il est difficile de sous-estimer cette conclusion.
Le paradigme géopolitique de l’Histoire

La réduction géopolitique est beaucoup moins connue que le modèle économique, mais sa force de persuasion et sa clarté, cependant, est très comparable au paradigme du Travail / Capital. En géopolitique aussi il y a la paire téléologique des concepts, qui représentent le sujet de l’histoire, mais qui cette fois ne s’inspirent pas de son aspect économique, mais de l’aspect de la géographie politique.

La question est celle des deux sujets géopolitiques – la Mer (thalassocratie) et la Terre (tellurocratie). L’autre paire est synonyme de la première, la paire Occident / Orient [Ouest / Est], où l’Occident et l’Orient sont considérés non seulement comme des notions géographiques, mais comme des blocs de civilisation. L’Occident est, selon la doctrine des géopoliticiens, identifié avec la Mer. L’Orient est identifié avec la Terre.

Pour le moment nous nous intéressons au résumé de l’histoire, convertie en termes géopolitiques, en vision eschatologique, qui apparaît si clairement au niveau de l’économie. Ici le problème est formulé comme suit : le Travail a livré bataille au Capital et a perdu. Nous vivons à l’époque de cette défaite, qui est considérée par l’école économique libérale comme la défaite finale, d’où le thème de la « Fin de l’Histoire » de Fukuyama, ou la dernière « mutation du singe » de Jacques Attali. Peut-on voir une analogie avec une telle situation dans la géopolitique ? C’est étonnant, mais une telle analogie non seulement existe, mais est aussi si évidente et si manifeste qu’elle nous rapproche d’une conclusion très intéressante.

La dialectique de la géopolitique consiste dans le combat dynamique entre la Mer et la Terre. La Mer, la civilisation de la Mer est l’incarnation de la mobilité permanente, l’« agitation », l’absence de centre fixe. Les seules vraies limites de la Mer sont les masses continentales le long de ses bords, c’est-à-dire quelque chose d’opposé à la Mer elle-même. La Terre, la civilisation de la Terre, au contraire, est l’incarnation de la constance, de la fixité, du « conservatisme ». Les frontières de la Terre peuvent être strictes et définies, naturelles, à divers endroits de la Terre elle-même. Et seule la civilisation de la Terre donne de bons fondements aux systèmes de valeurs fixés, sacrés, juridiques, éthiques.

La Terre (l’Orient) est hiérarchie. La Mer (l’Occident) est chaos. La Terre (Orient) est ordre. La Mer (Occident) est dissolution. La Terre (Orient) est un principe masculin. La Mer (Occident) est le principe féminin. La Terre (Est) est Tradition. La Mer (Ouest) est contemporanéité. Et ainsi de suite. Ces deux sujets de l’histoire géopolitique ont tendance à rechercher leur expression la plus complète et la plus distincte, partant d’un système de contradictions (très souvent réconciliables et partiales) compliqué et multipolaire pour finir avec le schéma mondial des blocs.

La Mer et la Terre ont atteint la dimension planétaire seulement au 20è siècle, en particulier dans sa seconde moitié, lorsque les contours du modèle bipolaire se formèrent finalement. La Mer trouva son expression finale avec les Etats-Unis et l’OTAN, la Terre s’incarna dans le conglomérat des pays socialistes – le Pacte de Varsovie. La division technologique de la planète en deux camps, chacun d’entre eux étant la forme la plus pure d’un représentant de la paire géopolitique de civilisations, est survenue. La civilisation de la Mer s’est déplacée à travers l’histoire en direction des Etats-Unis et de l’Atlantique. Cependant ce chemin ne fut pas du tout direct. La civilisation de la Terre s’incarna dans sa forme la plus complète dans l’URSS. L’Atlantique et l’Eurasie étaient stratégiquement intégrées, et les tendances géopolitiques cachées, brillamment reconnues par Mackinder dans la base de la logique historique des espaces terrestres, atteignirent leur plus grande dimension, la manifestation supérieure de la « guerre froide ».

Mais au point culminant de l’histoire géopolitique du 20è siècle, le tournant géopolitique survint, qui troubla pendant un certain temps la chaîne logique de la géopolitique en tant que science. L’émergence d’un bloc stratégique séparé dans les années 20-30 en Europe – les pays de l’Axe – devint le plus grand obstacle, qui stoppa l’évolution organique de la civilisation de la Terre en tant que sujet géopolitique valable, posant les fondations de la future défaite.

Les pays de l’Axe tentèrent d’affirmer leur indépendance et leur autarcie géopolitique, ayant rejeté tous les faits et toutes les recommandations des écoles scientifiques. Le fascisme européen fut, du point de vue géopolitique, un obstacle à l’expansion eurasienne naturelle des Soviets en direction de l’Ouest, mais il refusa aussi d’appliquer docilement la pure stratégie atlantiste.

Une telle ambiguïté entrava sérieusement la cristallisation de l’image bipolaire du monde, amena les guerres et les conflits intercontinentaux, qui entravèrent fortement la tendance, jusqu’à ce que le sujet continental de la Terre eurasienne se constitue et créée sa propre stratégie géopolitique cohérente.
Le fascisme européen apporta l’illusion irresponsable et désastreuse, au sens géopolitique du terme, [de la possibilité] d’intérêts communs entre la Mer (l’Occident) et la Terre (l’Orient), sous la forme d’un troisième sujet, qui du point de vue de la doctrine géopolitique ne pouvait être qu’une fiction, car il ne possédait pas une dimension géopolitique, géographique, historique et civilisationnelle suffisante. L’Europe (qu’elle soit fasciste ou pas) a seulement deux opportunités géopolitiques – soit être l’avant-poste occidental de l’Orient (comme elle l’était, par exemple, pour l’empire romain orthodoxe [byzantin] avant le schisme à l’intérieur du christianisme), soit être la zone côtière stratégique sous contrôle de la Mer, opposée aux masses continentales de l’Eurasie. La stratégie des pays de l’Axe n’était ni l’une ni l’autre. La future défaite de l’Allemagne était déjà évidente quand la guerre sur deux fronts commença. Une entreprise aussi suspecte, non-naturelle, n’était pas seulement suicidaire pour l’Allemagne (à une dimension supérieure, pour l’Europe), mais posait aussi une base géopolitique indéterminée, inachevée, pour tout le continent eurasien, et conduisit finalement toute la civilisation de la Terre à la destruction et à la désagrégation.

La dernière suggestion est basée sur la brillante analyse de l’effondrement de l’URSS et du Pacte de Varsovie, effectuée par Jean Thiriart vingt ans avant qu’elle ne devienne une réalité. Thiriart montra que, du point de vue géopolitique, l’espace stratégique contrôlé par les pays du camp socialiste n’était pas achevé et ne pouvait pas soutenir une longue confrontation avec l’Occident. D’après lui, la raison principale était le problème de la division de l’Europe, qui donnait tous les avantages aux puissances maritimes, au détriment de l’URSS. Thiriart pensait que pour résoudre ce difficile problème, légué à l’Europe par la politique suicidaire de Hitler, il était nécessaire soit de conquérir l’Europe occidentale et d’inclure ses pays dans le camp socialiste, ou, au contraire, d’insister sur le retrait des bases stratégiques et des troupes de l’URSS avec le démantèlement parallèle de l’OTAN et l’évacuation de toutes les bases stratégiques américaines. Cela conduirait à la création d’un espace neutre en Europe, qui assurerait la possibilité pour Moscou de se concentrer pleinement en direction du sud et de livrer aux Etats-Unis la bataille décisive en Afghanistan, en Extrême-Orient et au Moyen-Orient.

Mais la civilisation de la Mer étudia les théories géopolitiques de Mackinder et de Mahan [amiral américain] de la manière la plus attentive, en comparant non seulement sa stratégie avec celles-ci, mais en comprenant aussi tout le sérieux de la menace représentée par une intégration continentale eurasienne progressive sous la protection des Soviets, et elle prit toutes les mesures possibles pour empêcher cette intégration. Et à nouveau, comme dans le cas du combat entre le Travail et le Capital, non seulement des forces historiques objectives agirent, mais l’intervention active directe d’un facteur subjectif fut aussi observée – les agents d’influence de l’Occident firent de leur mieux pour empêcher la réalisation d’un « Bloc Continental », le pacte Berlin-Moscou-Tokyo, dont le projet fut proposé par l’éminent géopoliticien allemand Karl Haushofer. Avec le développement des recherches géopolitiques, la Mer obtint l’appareil intellectuel et conceptuel logique et effectif pour agir sur l’histoire non seulement de manière inertielle, mais aussi de manière consciente.

La fin du bloc soviétique, l’éclatement et la désagrégation de l’URSS signifie en termes géopolitiques la victoire de la Mer sur la Terre, de la Thalassocratie sur la Tellurocratie, de l’Occident sur l’Orient. Et à nouveau, comme dans le cas de la paire Travail / Capital, nous voyons dans l’histoire du 20è siècle la distinction téléologique entre deux sujets géopolitiques très importants, auparavant non manifestés, mais cette fois-ci ce sont la Mer et la Terre, nous assistons à leur duel planétaire et à la victoire finale de la Mer, de l’Occident.

Si nous comparons le modèle de réduction économique au modèle d’explication géopolitique de l’histoire, un parallélisme évident attire immédiatement notre attention, un parallélisme qui peut être détecté à tous les stades des deux aspects de l’histoire. Il semble qu’une seule et même trajectoire se répète à des niveaux différents, parallèles, non associés directement entre eux. Par conséquent l’analogie suivante s’impose d’elle-même :

Destin du Travail = Destin de la Terre, de l’Orient.
Destin du Capital = Destin de la Mer, de l’Occident.

Le Travail est fixé, le Capital est liquide. L’Orient du Travail est création de valeurs, montée (« Orient » signifie littéralement « montée » en ancien russe), l’Occident du Capital est exploitation, aliénation, chute (« Occident » signifie littéralement « chute » en russe).

La civilisation de la Mer est la civilisation du libéralisme.
La civilisation de la Terre est la civilisation du socialisme.

Eurasie, Terre, Orient, Travail, socialisme est une séquence de synonymes. Atlantisme, Mer, Occident, Capital, libéralisme, marché est aussi une séquence de synonymes. La comparaison entre l’économie politique et la géopolitique nous montre une image conceptuelle inhabituellement harmonieuse.

La « Fin de l’Histoire » en termes géopolitiques signifie « fin de la Terre », « fin de l’Orient ». Cela ne rappelle-t-il pas le symbolisme évangélique du Déluge ?
La guerre des nations

Un autre modèle d’interprétation de l’histoire est composé des diverses théories éthiques qui considèrent que les nations, parfois les races, parfois une seule nation opposée à toutes les autres, sont les principaux sujets de l’histoire. Il existe une innombrable variété de versions dans ce domaine. L’allemand Herder fut l’un des plus importants théoriciens de cette approche éthique, ses idées furent développées par les romantiques allemands, partiellement reprises par Hegel, et finalement appliquées par les représentants de la « Révolution Conservatrice » allemande, en particulier par un important penseur, le juriste Carl Schmitt.

L’approche raciale fut exposée dans ses traits généraux dans les travaux du comte de Gobineau, et fut ensuite reprise par les nationaux-socialistes allemands. Mais l’idée de considérer l’histoire à la lumière d’une seule nation est représentée de la manière la plus frappante par les milieux judaïques, sionistes, se basant sur la spécificité de la religion juive. De plus, pendant une période d’enthousiasme patriotique, des tendances proches de l’idée d’exclusivisme national peuvent être détectées chez toutes les nations, mais la différence est que presque nulle part ailleurs que chez les Juifs ces théories acquièrent un contenu religieux explicite, sont si stables et si développées, ont une si longue tradition historique, sont l’objet d’un accord presque général.

Il existe un certain nombre de théories éthiques inhabituelles, mais extrêmement persuasives, distinctes de toutes celles mentionnées précédemment. Telle est, par exemple, la théorie de la « passionnarité » et de l’« ethnogenèse », proposée par le génial scientifique russe Lev Gumiliev. Cette théorie permet de considérer l’histoire mondiale comme un résultat de la vie organique, passant par diverses périodes de la vie – de l’enfance à la vieillesse et à la mort. En dépit du fait que cette théorie soit intéressante au plus haut point et révèle de nombreuses lois naturelles énigmatiques de la civilisation, elle ne possède pas ce degré de réductionnisme téléologique qui nous intéresse – les idées de Gumiliev ne prétendent pas être la généralisation ultime. De plus, Gumiliev avait tendance à considérer les idées eschatologiques (évidentes ou cachées) comme l’expression du stade de décadence dans le développement des nations, comme des chimères, émergeant parmi les cultures et des nations décadentes, ayant perdu leur « passionnarité », approchant du seuil de leur mort.

Ainsi, le fait même d’exposer la question qui nous intéresse – les versions de l’interprétation de la « fin de l’histoire » – ne serait rien d’autre que l’expression d’une décadence profonde. Pour cette raison Gumiliev doit être placé à part.

Après l’exemple de Gumiliev on peut distinguer un premier critère, sur la base duquel toutes les théories de la nation en tant que sujet de l’histoire doivent être divisées en deux catégories. Certaines théories possèdent une dimension téléologique, eschatologique, d’autres ne la possèdent pas. Que voulons-nous dire ? Il existe des conceptions de l’histoire éthique qui considèrent le destin d’une certaine nation (variante : de plusieurs nations ou races) comme le reflet de tout le sens du processus historique, et en conséquence, le triomphe ultime, la renaissance, ou inversement, la défaite, l’humiliation, la disparition d’une nation, sont considérés comme le résultat de l’histoire, l’expression ultime de son sens secret.

Ce sont les théories éthiques ayant une orientation eschatologique qui nous intéressent le plus. Les autres, même les plus extravagantes et les plus intéressantes, mais dépourvues de dimension téléologique, ne contribuent en aucune manière à la compréhension du problème que nous étudions. Ainsi, par exemple, les nations russe, américaine, juive, kurde, le nationalisme anglais, le racisme allemand, tendent manifestement à poser la question de manière eschatologique. Les nationalismes polonais, hongrois, arabe, serbe, italien ou arménien, en dépit du fait qu’ils peuvent être non moins originaux, intenses ou dynamiques, sont manifestement passifs au sens téléologique. Le premier groupe suppose qu’une nation donnée est le sujet primordial de l’histoire, que ses péripéties forment le contenu du processus historique et que son triomphe final ainsi que l’écrasement des nations hostiles mettra fin à l’histoire. Le second groupe n’a pas d’idées d’une telle dimension mondiale et insiste juste sur le renforcement pragmatique et moins prétentieux de sa spécificité, de la culture et de l’Etat de sa nation, face aux nations et aux cultures environnantes. Ici se trouve une importante ligne de partage. L’étude du second groupe de doctrines éthiques ne nous aide en aucune manière à découvrir le paradigme historique, car l’échelle est ici trop petite dès le début. Le premier groupe, au contraire, cadre avec nos préoccupations. Bien que là aussi nous devons séparer le « mondialisme rêvé » du « mondialisme réel », car une nation donnée doit posséder une grande dimension historique (à la fois dans le temps et dans l’espace) pour considérer même d’une manière purement théorique l’interprétation éthique de l’histoire, parce qu’autrement l’image devient ridicule.

Mais même après avoir réduit le sujet au « nationalisme téléologique », nous n’avons pas encore une image nette, comme celles qui ont été obtenues pendant l’analyse des deux paradigmes précédents. Et comme il y avait une évidente analogie parfaite et étonnante entre l’économie politique et la géopolitique, nous essaierons – un peu artificiellement – d’appliquer le même modèle à l’histoire ethnique. Et alors seulement nous découvrirons si cette identification était justifiée ou non.

La géopolitique permet à cet égard de faire un premier pas. Si Mer = Occident, la « nation de l’Occident » est porteuse des tendances thalassocratiques au sens ethnique. Et comme nous avons déjà dans notre équation la formule Mer = Capital, l’hypothétique « nation de l’Occident » devient le troisième élément d’identification : Mer = « nation de l’Occident » = Capital. Il est facile de construire l’équation du pôle opposé : Terre = « nation de l’Orient » = Travail. Maintenant faisons la corrélation entre [d’une part] les deux concepts de « nation de l’Occident » et de « nation de l’Orient » et [d’autre part] certaines réalités historiques établies, et découvrons la présence des doctrines eschatologiques correspondantes.

Ici les eurasistes russes (Trubetskoy, Savitsky et d’autres) viennent à notre aide. Ils identifient la « nation de l’Occident » aux nations « germano-romaines » de Danilevsky et, de même, la « nation de l’Orient » aux peuples « eurasiens », au centre desquels se trouvent les Russes en tant que synthèse unique des nations slaves, turques, ougriennes, germaniques et iraniennes. Certainement, parler des « Germano-romains » en tant que nation n’est pas très approprié, mais il existe néanmoins une certaine civilisation commune et certains traits historiques communs. Les Germano-romains sont unis par la géographie, la culture, la religion, le caractère commun du développement technologique. L’Empire romain d’Occident et plus tard le Saint Empire Romain germanique (en réalité, absolument pas saint) fut habituellement considéré comme le berceau de ce qu’on pourrait appeler la « civilisation germano-romaine ». L’unité nationale et culturelle existe, mais s’il est justifié de parler de conception eschatologique unifiée, qui pourrait considérer le destin de ce groupe ethnique comme le paradigme de l’histoire ? Si nous regardons attentivement la logique du développement mondial germano-romain, nous voyons que presque dès le début ce monde a usurpé et utilisé à ses fins le concept de l’« œcoumène », c’est-à-dire de l’« universel » qui caractérisa d’abord dans l’Empire Orthodoxe l’union de toutes ses parties. Mais après la rupture avec Byzance, l’Occident s’appropria le concept d’« œcoumène », réduisant l’histoire universelle à l’histoire de l’Occident, laissant de coté non seulement le monde non-chrétien, mais aussi toutes les nations du christianisme orthodoxe oriental, et de plus tout l’axe de l’authentique christianisme – le domaine byzantin. Ainsi, le centre même du christianisme authentique – l’Orient chrétien-orthodoxe – glissa hors des frontières du « monde chrétien » des Germano-romains. Et plus tard, cette conception de l’« œcoumène européen » fut transmise aux nations de l’Occident après la rupture de leur unité religieuse catholique [lors de la Réforme] et après leur sécularisation finale. Le monde germano-romain identifia son histoire éthique à l’histoire de l’humanité, ce qui, en particulier, donna à Nikolaï Trubetskoy un motif pour intituler son splendide livre « Europe et Humanité », où il démontra de façon convaincante que l’identification [faite] par l’Occident entre lui-même et toute l’humanité fait de l’Occident l’ennemi de la véritable humanité au sens plein et normal de ce concept.
Dans une telle perspective, la véritable auto-identification de l’Europe et des Européens avec le sujet éthique de l’histoire commence à être perceptible, et à cet égard le résultat positif (dans l’esprit des Germano-romains) de l’histoire sera égal au triomphe ultime de l’Occident, de son « œcoumène » culturel et politique, sur toutes les autres nations de la planète. Cela présuppose en particulier que les règles politiques, éthiques, culturelles et économiques germano-romaines, générées par le processus de l’histoire, doivent devenir les règles universelles et qu’elles soient acceptées partout, et que toute résistance de la part des nations et des cultures autochtones doit être brisée.

L’eschatologie conceptuelle des nations européennes est passée par plusieurs phases de développement. En premier il y eut l’expression catholique et scolastique, avec laquelle furent aussi parallèlement développées les doctrines purement mystiques, comme la conception du « Troisième Royaume » de Joachim de Flore. L’idée était que le monde germano-romain achèverait l’« évangélisation » des barbares et des hérétiques (y compris les chrétiens orthodoxes !) et que le « paradis sur Terre » viendrait, dont les aspects semblaient plus ou moins analogues à une domination universelle du Vatican, mais simplement portés à un état absolu. Au 16è siècle, l’eschatologisme européen s’exprima dans la Réforme, et trouva plus tard sa formule finale dans la doctrine protestante anglo-saxonne des « tribus perdues ». Cette doctrine considère les nations anglo-saxonnes comme les descendants éthiques des dix tribus perdues d’Israël, qui ne seraient pas revenues, selon l’histoire biblique, de la captivité à Babylone. Par conséquent, les Juifs authentiques, les Israélites, la « nation élue », sont les Anglo-Saxons, la « graine d’or » du monde germano-romain, qui doit établir à la fin des temps sa domination sur toutes les autres nations de la Terre. Dans sa doctrine extrême, formulée au 17è siècle par les partisans d’Oliver Cromwell, toute la logique de l’histoire éthique européenne se concentre en une forme concise, l’universalisme éthique et culturel de l’Occident et sa prétention à la domination mondiale sont clairement et incontestablement affirmés.

Ainsi, la spécification du sujet éthique du monde germano-romain s’accomplit. Les Anglo-Saxons, les fondamentalistes protestants de la persuasion eschatologique, apparaissent progressivement, mais de plus en plus nettement, comme son incarnation. Mais on doit rechercher les fondements de cette doctrine dans le Moyen Age catholique, dans le Vatican. A ce sujet, Werner Sombart en fit une brillante analyse dans son livre « Le bourgeois ».

Les Anglo-Saxons, parallèlement à la formation de la conception de leur « élection » ethnique, furent les premiers à entrer dans deux processus décisifs, qui sous-tendent l’économie politique et la géopolitique modernes. L’Angleterre, la première parmi les nations européennes, mit en œuvre la percée industrielle, entraînant la révolution industrielle, qui accéléra la réalisation de l’épanouissement du capitalisme, et conquit simultanément l’espace maritime de la planète, remportant la victoire sur les Espagnols plus archaïques, plus « terrestres » et plus traditionalistes, lors d’un duel géopolitique.

Carl Schmitt a clairement démontré la relation entre ces deux tournants de l’histoire moderne. Progressivement, l’initiative de l’Angleterre fut adoptée par un autre Etat de la même « branche » – les Etats-Unis, qui furent dès le début fondés sur les principes du « fondamentalisme protestant » et qui furent vus par leurs fondateurs comme l’« espace de l’utopie », la « terre promise », où l’histoire doit se terminer par le triomphe planétaire des « dix tribus perdues ». Cette idée s’incarne dans la conception américaine de la Destinée Manifeste, qui considère la « nation américaine » comme la communauté humaine idéale, étant l’apothéose de l’histoire des nations du monde.

Après avoir comparé la théorie abstraite de l’« élection ethnique des Anglo-Saxons » à la pratique historique, nous verrons que l’influence réelle de l’Angleterre, en tant qu’avant-garde du monde germano-romain, sur l’Europe et, à une plus grande échelle, sur le monde entier et sur toute l’histoire mondiale, est vraiment immense. Et dans la seconde moitié du 20è siècle, quand les Etats-Unis devinrent de facto le synonyme du concept de « nation occidentale » et le symbole de la validité du nationalisme eschatologique anglo-saxon, personne ne put avoir le moindre doute concernant la Destinée Manifeste. Alors que, par exemple, le nationalisme maçon-catholique des Français, en dépit du mythe grandiose du « Grand Monarque », se révéla être un nationalisme seulement régional et relatif, la conception anglo-saxonne du fondamentalisme protestant est confirmée non seulement par les succès frappants de la « maîtresse des mers » [l’Angleterre], mais aussi par la superpuissance [américaine] géante, la seule du monde moderne.

Maintenant tournons-nous vers la « nation de l’Orient », vers les Eurasiens. Ici on doit prêter attention, avant tout, aux nations qui ont prouvé leur grande dimension historique. Et naturellement, il n’y a pas de doute que les Russes sont la seule communauté ethnique qui s’est révélée être à la hauteur de la marque de l’histoire dans le monde moderne, qui a été capable d’établir son eschatologisme national à une grande échelle. Il n’en fut pas toujours ainsi – pendant une certaine période de l’histoire de l’Eurasie les Russes ne furent qu’une nation parmi d’autres, s’étendant ou se rétrécissant au rythme des succès variables dans le domaine de sa présence culturelle, politique et géographique. La Chine et l’Inde, les civilisations traditionnelles les plus anciennes et les plus avancées, malgré leur dimension et leur importance spirituelle, ne proposèrent jamais aucune conception de nationalisme eschatologique, et n’attachèrent aucune dramaturgie aux conflits et aux relations internationales. En outre, ni la tradition chinoise, ni la tradition hindouiste ne furent remarquables pour leur « messianisme », par une prétention à une universalité de leur paradigme religieux et éthique. C’est l’Orient – statique, « permanent », profondément « conservateur », incapable d’accepter et refusant d’accepter le défi de l’Occident. Ni en Chine, ni en Inde, il n’exista jamais de théorie nationale, selon laquelle les Chinois ou les Indiens domineraient le monde à une certaine époque, dans les temps ultimes. Seuls les Iraniens et les Arabes possédèrent une théorie nationale et raciale d’orientation eschatologique. Mais l’histoire des derniers siècles a montré que le véritable composant religieux islamique exprimé n’est pas suffisant pour considérer cette téléologie comme une rivale sérieuse pour celle des « nations de l’Occident ».
Le rôle d’avant-garde de la « nation de l’Orient » s’est incontestablement imposé aux Russes, qui ont été capables de générer l’idéal universaliste et messianique – comparable par sa dimension à celui des Anglo-Saxons avec plus tard l’universalisme américain – et de l’incarner dans une énorme réalité historique. L’idée eschatologique du Royaume Chrétien Orthodoxe – « Moscou comme Troisième Rome » – fut transmise à la Russie sécularisée de Saint-Pétersbourg, et finalement à l’URSS. Du Christianisme Orthodoxe byzantin à la Sainte Russie, [puis] à la capitale de la Troisième Internationale. D’une manière analogue à celle selon laquelle les Anglo-Saxons passèrent de la conception ethnique des « tribus d’Israël » au melting-pot américain du « paradis libéral eschatologique artificiel », le messianisme russe – d’abord fondé sur la conception de la « nation ouverte » – découvrit au 20è siècle la formule du « nationalisme soviétique », rassemblant les nations et les cultures de l’Eurasie dans un projet universel culturel et éthique géant.

Le fait que d’un commun accord, les protestants américains identifient la Russie au « pays de Log », c’est-à-dire au lieu d’où viendra l’Antéchrist, est une confirmation de plus de cette téléologie éthique duelle. La doctrine du « distributisme » affirme directement que la bataille finale de l’histoire éclatera entre les chrétiens de l’Empire du Bien (les Etats-Unis) et les habitants hérétiques de l’Empire eurasien du Mal (c’est-à-dire les Russes et les nations de l’Orient rassemblées autour d’eux). Cette idée de conférer le statut de « pays de Log » à la Russie se répandit d’une manière particulièrement active dans les milieux protestants d’Amérique à partir du milieu du siècle dernier. De telles idées sont aussi caractéristiques de nombreuses tendances protestantes en Angleterre et parmi les Jésuites catholiques. Le prêtre catholique (jésuite) hébraïsant, Emmanuil la Concha, travaillant sous le pseudonyme de « Rabbi Ben Ezra », fut le premier à confirmer les principes de la conception du « distributisme ». La prédicatrice écossaise Marta MacDonalds de la secte des Adventistes du 50è jour lui emprunta la théorie distributiste, et cette théorie devint ensuite la pierre angulaire de la doctrine du prédicateur fondamentaliste anglais Derby, qui fonda la secte des « Frères de Plymouth » ou simplement les « Frères ». Toute cette eschatologie protestante (et parfois catholique), extrêmement populaire en Occident, affirme que les chrétiens et les juifs d’Occident auront un sort identique « à la fin des temps », et que les chrétiens orthodoxes et d’autres nations non chrétiennes d’Eurasie incarnent la « Cour de l’Antéchrist », qui prendra les armes contre les forces du Bien et apportera beaucoup de mal aux hommes justes, mais qui, pour finir, sera mise en déroute et vaincue sur le territoire d’Israël, où elle trouvera la mort. Le degré de confiance envers cette théorie et sa dissémination parmi les gens ordinaires s’accroît constamment.

La Révolution bolchevik, la création de l’Etat d’Israël, la guerre froide, cadraient très bien avec les conceptions « prophétiques » des « distributistes » et renforçaient leur propre foi en leur exactitude.

Examinons rapidement deux autres variantes de la téléologie ethnique et tirons une conclusion, qui a probablement déjà été faite par le lecteur attentif.

Le dualisme ethnique facilement vérifié à travers l’histoire, dévoilé par nous – la « nation de l’Occident » (noyau : les Anglo-Saxons) et la « nation de l’Orient » (noyau : les Russes) – néglige deux célèbres doctrines ethniques, qui viennent habituellement à l’esprit avant tout chaque fois que la question concerne le « nationalisme eschatologique ». Nous pensons au « racisme » des nationaux-socialistes allemands et aux conceptions sionistes des Juifs. Sur quels fondements mettrions-nous ces réalités de coté, et examinerions-nous en premier lieu les « nationalismes » américain et russo-soviétique, qui ne sont pas aussi manifestes et radicaux que le nazisme proche de la barbarie ou le dualisme anthropologique marqué des Juifs, refusant aux « goyim » le droit d’appartenir à l’espèce humaine ? (*)

Nous répondrons à cette question un peu plus tard, et pour l’instant rappelons brièvement en quoi consistent ces deux variantes de l’eschatologie nationale. Le racisme allemand réduit toute l’histoire à l’opposition raciale entre les Aryens, les Indo-Européens, et toutes les autres nations et races, considérées comme « défectueuses ». A la base de cette approche il y a la conception mythologique des « anciens Aryens », les premiers habitants culturels de la Terre, la race magique des rois et des héros du Grand Nord. Cette « race nordique » était remarquable par toutes sortes de vertus, et le mérite de toutes les inventions culturelles lui revient. Progressivement la race blanche descendit vers le Sud et se mélangea aux nations primitives, semi-animales, sensuelles et sauvages. Ainsi apparurent les formes culturelles mélangées, les nations modernes. Tout ce qui est bon dans la civilisation moderne est l’héritage des Blancs. Tout ce qui est mauvais est le produit du mélange, de l’influence des races de couleur. L’avant-garde de la race blanche est formée par les Allemands, qui ont préservé la pureté du sang, des valeurs culturelles et ethniques. L’avant-garde des races de couleur est formée par les Juifs, les principaux ennemis de la race blanche, complotant constamment contre celle-ci.
L’eschatologie raciale consiste en l’idée que les Allemands doivent se placer à la tête de la race blanche, commencer à purifier son sang, séparer les nations de couleur des nations non-colorées et parvenir à la domination du monde, ce qui reproduira dans le temps présent la domination primordiale des rois aryens. Le racisme allemand est bien sûr une doctrine extravagante, très artificielle et exclusivement moderne, bien qu’elle soit basée sur certains anciens mythes et enseignements religieux ayant réellement existé. En Allemagne même, le racisme devint largement répandu sous l’influence des milieux occultistes, associés dans une certaine mesure au théosophisme.

Le messianisme juif est l’archétype de toutes les autres variantes d’eschatologie nationale. Il est exposé exhaustivement dans l’« Ancien Testament », décrypté dans le Talmud et la Kabbale.

Les Juifs sont considérés comme la nation élue dans sa plus grande part, et la nation juive est le principal sujet de l’histoire du monde. Du coté opposé se trouve le modèle des « non-Juifs », les « goyim », les « nations », les « païens », les « idolâtres », les « forces du coté gauche » (d’après le « Zohar »). Dans l’interprétation ésotérique de la Kabbale, les « goyim » ne sont pas des gens, ils sont des « esprits mauvais ayant pris forme humaine », ils n’ont donc même pas de perspective théorique de salut ou de spiritualisation. Mais les Juifs, en dépit de leur qualité d’élus, s’écartent aussi souvent du droit chemin, s’engagent sur la voie du Mal, sur la voie des « goyim » et de leurs « faux dieux ».

Celui-aux-quatre-lettres (dont le nom consiste en quatre lettres juives) [YHWH, Yahvé] inflige une punition à son peuple pour cette raison, les dispersant chez les « goyim » qui offensent les Juifs par tous les moyens, leur causant humiliations, souffrances et blessures. Après la destruction du Second Temple en 70 apr. JC par Titus Flavius, les Juifs furent dispersés pour leurs péchés dans la « grande dispersion » [diaspora], qui serait la dernière. Après des siècles de souffrances, cette dispersion doit finir par une « catastrophe », ou « holocauste », ou « Shoah », après quoi vient le retour sur la terre promise, la restauration de l’Etat d’Israël, et dès lors les Juifs dirigeront le monde entier. De plus, dans certains textes kabbalistiques, il est dit que le triomphe des Juifs sera basé sur le génocide des « goyim », qui sont voués à l’extermination totale dans l’époque messianique. (*)

Notons une correspondance intéressante – il y a une corrélation évidente entre le racisme allemand et le messianisme juif, bien que leurs positions soient exactement opposées. Les racistes allemands virent le centre du « mal racial » exactement chez les Juifs, et les Juifs eux-mêmes – en particulier après la seconde guerre mondiale – reconnurent le maximum de concentration de « mal goyish », au contraire, dans le nazisme. Et il n’est pas accidentel que le concept religieux, historiosophique, de la « Shoah » soit appliqué précisément à l’oppression des Juifs dans l’Allemagne nationale-socialiste. Et la création même de l’Etat d’Israël est aussi directement associée au destin du régime de Hitler – les Juifs reçurent le droit moral de créer leur propre Etat, aux yeux du public mondial, comme une sorte de compensation pour les pertes subies au temps du nazisme. Le nazisme allemand et le messianisme juif sont des formes très intenses d’eschatologisme ethnique, des formes étendues et lourdes, ayant prouvé leur grande dimension par l’implication réelle dans le processus de l’histoire mondiale. Mais néanmoins, ni le nazisme hitlérien, ni le sionisme n’ont incarné avec une telle évidence et une telle clarté, avec une telle clarté historique, les tendances de base de l’histoire mondiale, comme dans le cas de l’américanisme et du soviétisme. La disposition purement géographique est également intéressante : le racisme se répandit en Europe, l’Etat d’Israël se trouve au Moyen Orient. C’est comme s’ils s’opposaient l’un à l’autre le long d’une ligne verticale. Quant aux mondes anglo-saxon et eurasien, ils s’opposent l’un à l’autre le long d’une ligne horizontale. Si le racisme d’Hitler en appelait au « nordisme », le judaïsme accentue l’orientation « sudiste », « méditerranéenne », « africaine ». L’eurasisme est de toute évidence associé à l’Orient. L’atlantisme est associé à l’Occident.

De plus, la dimension historique de la paire horizontale Anglo-Saxons / Russes est beaucoup plus signifiante et importante que celle de la paire verticale. Et bien que les nazis aient été capables à leur époque d’obtenir des succès territoriaux significatifs, ils étaient géopolitiquement condamnés depuis le début, car leur paradigme éthique et eschatologique était clairement insuffisamment universel et étendu, et leur histoire ne formait pas un pôle spirituel indépendant (comme la forme distinctive de la Russie). Exactement de la même manière, en dépit de l’énorme influence du facteur juif sur la politique mondiale, les Juifs sont encore très éloignés de leur idéal messianique, et le rôle de l’Etat d’Israël est encore insignifiant et exclusivement instrumental dans le contexte de la grande géopolitique, dans laquelle seuls les blocs comparables à l’OTAN ou à l’ancien Pacte de Varsovie possèdent réellement une signification sérieuse.

A cet égard, il est beaucoup plus utile d’entreprendre l’opération suivante. Divisons la paire racisme hitlérien / sionisme en deux ingrédients. Au sens de l’économie politique, le fascisme fut seulement un compromis entre le capitalisme et le socialisme, et au sens de la géopolitique les pays de l’Axe furent quelque chose d’intermédiaire entre le clair atlantisme de l’Occident et le clair eurasisme de l’Orient, donc, exactement de la même manière, au sens de l’eschatologie éthique l’opposition nazisme / sionisme ne fait que masquer l’opposition plus sérieuse Anglo-Saxons (avec leur Destin Manifeste) / Russes. Cela signifie que le nazisme et le sionisme peuvent tous deux être interprétés comme une combinaison de facteurs intrinsèquement hétérogènes, étant dérivés de l’un des deux pôles ethniques plus fondamentaux. Cette idée fut sommairement développée par l’Eurasien Bromberg, une autre version est celle du remarquable écrivain Arthur Koestler.
Le messianisme juif est composé de deux ingrédients. L’un d’eux est lié au messianisme anglo-saxon. C’est l’« ingrédient occidental » du judaïsme. C’est le cas des communautés juives de Hollande, qui ont toujours été associées à la propagande du fondamentalisme protestant. Il peut être appelé « atlantisme juif » ou « judaïsme de droite ». Ce secteur identifie l’attente eschatologique des Juifs avec la victoire de la nation anglo-saxonne, avec les Etats-Unis, le libéralisme, le capitalisme. Le second ingrédient est l’« eurasisme juif », appelé par Bromberg « orientalisme juif ». C’est surtout le secteur du judaïsme d’Europe orientale, principalement de tendance hassidique, en accord avec le messianisme russe et particulièrement avec sa version communiste. Ce fait explique en particulier la si grande participation des Juifs à la Révolution d’Octobre et leur implication massive dans le mouvement communiste, qui fut un masque pour la réalisation de l’idée messianique russe planétaire. Pour parler généralement, le « judaïsme de gauche », qui est une réalité si stable et si grande que les nazis identifièrent justement le communisme à la « juiverie » dans leur propagande, est typologiquement associé au conglomérat eurasien, [est] uni à l’idéal eschatologique russo-soviétique. Le plus souvent, les « eurasistes juifs » se référaient à l’étonnante formation historique – le khanat khazar –, dans lequel le judaïsme fut combiné à un puissant empire militaire hiérarchisé, basé sur un élément ethnique turco-aryen. A part une estimation bien connue et extrêmement négative des « Khazars » (largement exposée par Lev Gumiliev), il existe aussi une autre version « révisionniste » de l’histoire de cette formation qui, par son style continental et par une déviation marquée vis-à-vis du particularisme ethnique du judaïsme traditionnel, se différencie fortement des autres formes – en particulier occidentales – d’organisation sociale judaïques. Ainsi, Koestler proposa une version intéressante selon laquelle les Juifs d’Europe orientale seraient effectivement de la question est « scientifique », ce qui est vraiment important est que cette conception reflète d’une manière mythologique le profond dualisme interne du judaïsme.

Maintenant, le racisme allemand. Ici l’image n’est pas si nette, il n’est pas si facile de diviser ce phénomène en deux ingrédients. D’abord, la tendance russophile et pro-soviétique du nazisme et, à plus grande échelle, du mouvement national allemand, eut presque toujours une orientation anti-raciste. Cette Ostorientierung positive, qui fut la marque caractéristique de nombreux représentants de la Révolution Conservatrice allemande (Arthur Moeller van den Brück, Friedrich Georg Jünger, Oswald Spengler, et surtout Ernst Niekisch), était associée à la Prusse et à l’idée étatiste, plutôt qu’à certains thèmes raciaux. Mais cependant, certaines variétés de racisme peuvent être attribuées à l’eurasisme. Ce « racisme eurasien » était indubitablement minoritaire et non significatif, marginal. Le Pr. Hermann Wirth en était un adhérent typique, il pensait que l’on pouvait trouver l’élément « aryen » et « nordique » dans la plupart des nations de la Terre, y compris chez les Asiatiques et les Africains, et qu’à cet égard les Allemands ne faisaient aucunement exception, qu’ils étaient une nation mélangée, dans laquelle se trouvaient à la fois des éléments « aryens » et des éléments « non-aryens ». Une telle approche rejetait toute allusion au « chauvinisme » ou à la « xénophobie », mais c’est justement à cause de cela que Wirth et ses associés s’opposèrent très tôt au régime de Hitler. En outre, certains représentants de cette tendance supposaient que les « Aryens » d’Asie – les Hindous, les Slaves, les Perses, les Tadjiks, les Afghans, etc. – étaient beaucoup plus proches de la tradition nordique que les Européens ou les Anglo-Saxons, et que par conséquent ce racisme présentait des traits « orientalistes » évidents.

Mais la version la plus répandue du racisme était néanmoins l’autre tendance, la tendance « occidentaliste », soulignant la supériorité de la race blanche (au sens le plus direct), et en particulier la supériorité des Allemands sur toutes les autres nations. Les succès technologiques des Blancs, les avantages de leur civilisation étaient glorifiés par tous les moyens. Les autres nations étaient diabolisées et dépeintes sous la forme de la parodie des « Untermenschen ». Dans sa version la plus radicale, seuls les Allemands étaient considérés comme des « Aryens », quant aux Slaves ou aux Français, il recevaient le statut de peuples du chauvinisme ethnique allemand borné. Un tel racisme vulgaire – à ce propos, il était caractéristique de Hitler personnellement – était tout à fait en accord avec l’eschatologisme ethnique des Anglo-Saxons, bien qu’il proposait une version rivale, fondée sur la spécificité de la psychologie allemande et de l’histoire allemande. Il est significatif que les deux versions de cet eschatologisme ethnique aient été basées sur deux branches de la tribu germanique, unie dans les temps anciens (à l’origine les Anglo-Saxons étaient des tribus germaniques), et sur deux variétés du protestantisme (le luthérianisme en Allemagne et le calvinisme en Angleterre). Cependant, ce racisme [allemand] était considérablement truffé d’éléments païens, d’appels à la mythologie pré-chrétienne, à la barbarie, à la hiérarchie. A la différence de celui des Anglo-Saxons, le racisme des Allemands était plus archaïque, plus extravagant et plus sauvage, mais très souvent ce contraste esthétique, cette différence de styles, masquait le caractère commun des orientations historiques et géopolitiques. A cet égard, l’anglophilie de Hitler est un fait bien connu.

Ainsi, la paire sionisme / nazisme se révèle insuffisamment importante pour être considérée comme l’axe du drame eschatologique dans sa dimension éthique. Même si c’est un « axe », ce n’est qu’un axe secondaire, auxiliaire, subsidiaire. Il permet d’expliquer de nombreux points, mais ne couvre pas le point principal du problème. Dans cette perspective, nous pouvons considérer l’« orientalisme juif » comme l’une des variétés spécifiques de l’« eurasisme » (ou « nation de l’Orient »), globalement en accord avec la formule universelle de l’idéal messianique russo-soviétique. A ce même conglomérat « eurasien » il faut ajouter certaines formes (mineures) de racisme « orientaliste », [celles] des adhérents du système de valeurs « aryen ». Et, au contraire, l’« occidentalisme » juif est organiquement en accord avec le projet ethnique et eschatologique anglo-saxon, sur lequel l’alliance profonde entre le marché, le progrès technique, le libéralisme, les droits de l’homme – sur les nations archaïques « barbares » et « sous-développées » de l’Orient et du Tiers-Monde, est également proche de ce conglomérat.

A présent, nous pouvons clairement détecter une même trajectoire historique, déjà connue de nous depuis le début de ce texte, mais au niveau ethnique et eschatologique.
L’histoire est une rivalité, un combat entre deux « macro-nations » tendant à l’universalisation de leur idéal éthique et spirituel au moment culminant de l’histoire. Ce sont la « nation de l’Occident » (le monde germano-romain) et la « nation de l’Orient » (le monde eurasien). Graduellement ces deux formations parviennent à l’expression la plus vaste, la plus purifiée, la plus raffinée, de leur « destin manifeste ». La Destinée Manifeste de la « nation de l’Occident » s’incarne dans la conception des « dix tribus perdues » des fondamentalistes protestants, sous-tend la domination anglaise planétaire et forme ensuite le fondement de la civilisation [anglo-saxonne] qui se rapproche dans les faits d’un contrôle mondial unique. La « vérité russe » s’élève de l’état national à l’état impérial et s’incarne dans la bloc soviétique, ayant rallié autour d’elle la moitié du monde.

Ce duel forme la base de l’histoire ethnique (ou plus précisément, macro-ethnique) du 20è siècle. De plus, le fascisme européen redevient (une fois de plus) un obstacle substantiel sur la voie de la claire distribution des rôles et des fonctions, en convertissant le clair problème du dualisme en un complexe confus et secondaire de contradictions, ce qui subvertit la logique naturelle de la grande guerre ethnique, conduit à la conclusion d’une alliance non-naturelle, à un déplacement du centre de gravité, à une présentation erronée de la question.

En plaçant au centre de leur eschatologie ethnique non pas le dualisme réel entre le camp « germano-romain », plus tard anglo-saxon, et encore plus tard « américain », d’une part, et le camp « eurasien », russo-soviétique, d’autre part, mais la paire antagoniste, à de nombreux égards artificielle et non autosuffisante – les Allemands aryens et les Juifs –, les nazis retardèrent la tendance naturelle de développement, détournèrent l’attention vers un but erroné, établirent la contradiction sur un point qui n’était pas essentiel ni central sur le plan historique et eschatologique. Et une fois de plus, le dommage fut causé au camp « eurasien ».

L’idéal anglo-saxon, la « nation de l’Occident », infligea une défaite écrasante à la « nation de l’Orient ». L’universalisme « soviétique » céda devant l’universalisme anglo-saxon.

Ajoutons un élément de plus à notre formule, en reliant les modèles politique, économique et géopolitique.

Travail = Terre (Orient) = nation russe (soviétique, eurasienne)

Le duel se déroule entre ces pôles organisés en plusieurs niveaux, à travers les siècles et les époques, se rapprochant de sa conclusion à la fin du second millénaire après J.C.

Notons que le fascisme européen assume une fonction analogue à presque tous les niveaux.

Au niveau économique, il prétend supprimer les contradictions entre le Travail et le Capital, mais cela se révèle être une fiction, ne faisant que favoriser indirectement la victoire du Capital. Au niveau géopolitique, il rejette le caractère fondamental de l’opposition entre Terre et Mer, prétendant à une signification géopolitique indépendante, mais ne réussit pas dans cette tâche et disparaît sans gloire, favorisant à nouveau la victoire future de la Mer sur la Terre. Et finalement, au niveau de l’eschatologie ethnique, le racisme des nazis détourne l’attention loin de la grande opposition entre les Anglo-Saxons et les Russes au profit de la fausse alternative entre les « Aryens » et les « Juifs », la grande nation russe étant classée (sans aucune raison) avec les « Untermenschen de couleur ». Et ceci, finalement, se révéla avoir servi exclusivement les objectifs des Anglo-Saxons.

A ce propos, dans ce dernier cas – au niveau ethnique –, nous devons reconnaître le fait que le second pôle de ce dualisme ethnique (les Juifs) se révèle aussi être en majeure partie du coté de la « nation de l’Occident », et que l’« orientalisme juif » s’affaiblit considérablement et approche presque de zéro. Il faut noter que ce déclin coïncide avec le moment de la création de l’Etat d’Israël, pour lequel combattirent au début les Juifs d’Europe de l’Est d’orientation principalement sociale (les « eurasistes juifs ») – c’est pourquoi Staline se hâta aussi de reconnaître la légalité de cet Etat qui, pourtant, immédiatement après sa création, pencha vers l’Occident, étant devenu un véritable agent de la politique anglo-saxonne, et avant tout des Etats-Unis, au Moyen-Orient.
Le choc des religions

Le dernier niveau important de réduction de l’histoire à une formule simple peut être trouvé dans l’histoire des religions et dans les problèmes inter-confessionnels. Puisque la trajectoire générale du processus historique, que nous avons détectée dès le début dans le paradigme économique, s’est révélée applicable à tous les autres niveaux analysés, nous pouvons aussi rechercher avec confiance ses analogies dans le domaine religieux.

L’un des pôles – Capital / Occident / Mer / Anglo-Saxons – remonte, comme nous l’avons vu, à l’Empire Romain d’Occident, source et point de départ de toutes ces tendances, qui se sont progressivement cristallisées dans ce pôle.

L’Empire Romain d’Occident au sens religieux est associé au Vatican, la version catholique du christianisme. Par conséquent, il est parfaitement logique de se référer au catholicisme comme matrice religieuse de ce pôle.

Le pôle « eurasien » opposé est directement associé au « byzantisme » et au christianisme Orthodoxe, car les Russes sont à la fois une nation chrétienne Orthodoxe et les auteurs de la première révolution socialiste, ils sont aussi ceux dont l’habitat est le Heartland [espace-noyau] continental qui, d’après Mackinder, est l’axe central de toutes les forces de la Terre. De la même manière que l’Occident libéral moderne est le résultat sécularisé, généralisé, modernisé et universalisé du catholicisme, le modèle soviétique représente le développement extrême – également sécularisé, généralisé et modernisé – de l’Empire chrétien Orthodoxe. Concernant le caractère secondaire de toutes les autres religions du monde dans la question du drame eschatologique, nous pouvons appliquer le même genre d’approche que nous avons utilisé pour parler de l’eschatologie ethnique. 

Les Traditions [religieuses] orientales ne sont pas centrées sur l’eschatologie, elles ne placent pas au centre de leurs systèmes les thèmes de la « fin des temps » ou de la « lutte finale ».

La question n’est pas qu’elles ne connaissent pas cette réalité, mais qu’elles ne lui confèrent pas une position centrale, qui serait comparable à l’eschatologisme évident et primordial du christianisme (ou du judaïsme). Cette observation explique aussi l’absence de forme eschatologique du nationalisme en Orient (cela a déjà été mentionné précédemment), car les idéologies ethniques et religieuses sont étroitement liées l’une à l’autre et s’inter-définissent l’une l’autre.

Ce schéma est tout à fait évident et s’accorde finement avec les modèles précédents. Le seul point qui nécessite une clarification additionnelle est la question du Protestantisme.

La réforme fut le moment le plus significatif de l’histoire de l’Occident. Elle ne fut pas seulement un phénomène multi-niveaux, mais consista aussi en deux tendances strictement opposées, qui donnèrent finalement naissance aux formes polaires. Nous ne pouvons pas ici nous lancer dans une discussion théologique et nous renvoyons notre lecteur à notre monographie détaillée sur ce thème : « La métaphysique de l’Annonciation ».
Traçons juste un schéma.

Le catholicisme est un fragment du christianisme orthodoxe, parce que le fondement [de la religion chrétienne], avant la dissidence de l’Occident, était tout autant chrétien orthodoxe qu’oriental. De plus, ce fragment [catholique] est déformé et prétend à la priorité et à la complétude.

Le catholicisme est un anti-byzantisme, et le byzantisme est un christianisme complet et authentique, contenant non seulement la pureté dogmatique, mais aussi l’allégeance à la doctrine sociale et politique, à la doctrine d’Etat du christianisme. Dans ses traits les plus généraux, nous pouvons dire que la conception chrétienne orthodoxe de la symphonie des pouvoirs (vulgairement appelée « césaro-papisme ») est associée à la compréhension de la signification eschatologique de l’empire chrétien. D’où la fonction téléologique et sotériologique de l’Empereur, basée sur le second message de l’apôtre Saint Paul aux Thessalonikiens, dans lequel la question était celle de « Celui qui tient », du « katechon ». « Celui qui tient » est identifié par l’exégète chrétien orthodoxe à l’Empereur chrétien orthodoxe et à l’Empire chrétien orthodoxe.

La défection de l’Eglise d’Occident est basée sur la négation de la symphonie des pouvoirs, sur le rejet de la doctrine sociale et politique, mais en même temps eschatologique, du christianisme orthodoxe. Elle est eschatologique parce que le christianisme orthodoxe lie justement la présence de « Celui qui tient », qui empêche l’avènement du Fils de perdition ( = l’Antéchrist), à l’existence de l’Etat chrétien orthodoxe politiquement indépendant, dans lequel le pouvoir temporel (le Basileus) et le pouvoir spirituel (le Patriarche) forment une association strictement définie, déterminée par le principe de la Symphonie. En conséquence, la déviation vis-à-vis de ce paradigme byzantin symphonique signifie « apostasie », défection.

Le catholicisme, depuis le début – c’est-à-dire juste après sa défection d’avec l’Eglise unie – choisit, à la place du modèle symphonique (césaro-papiste), un autre modèle dans lequel l’autorité du pape romain s’exerçait aussi dans les domaines qui relevaient strictement de la compétence du Basileus dans le schéma symphonique. Le catholicisme brisa l’harmonie providentielle entre les domaines temporels et spirituels et, si l’on en croit la doctrine chrétienne, tomba dans l’hérésie. La crise spirituelle du catholicisme devint particulièrement évidente au 16è siècle, et la Réforme fut le point culminant de ce processus. Cependant, nous pouvons noter que pendant tout le Moyen Age il exista en Europe des tendances qui avaient plus ou moins une propension à la restauration du modèle adéquat en Occident. Le parti gibelin des princes allemands Hohenstaufen fut un brillant exemple de « christianisme orthodoxe inconscient », d’une résistance quasi byzantine à l’hérésie latine. Et déjà à ce moment, au centre du mouvement antipapiste, il y avait les représentants de lignées allemandes nobles. Pendant plusieurs siècles, des forces similaires – à nouveau, des princes allemands – soutinrent Luther dans sa protestation anti-romaine. Il est intéressant de constater que la critique de Luther contre Rome a été très similaire à celle qui fut traditionnellement avancée par les chrétiens orthodoxes. La liturgie en langue nationale (un trait typiquement chrétien orthodoxe, associé à la signification mystique de la compréhension intuitive, qui s’incarna dans la variété linguistique des églises locales et nationales), la négation de l’autorité de la Curie romaine, la signification du « katechon », le refus du célibat pour les « prêtres » – ces thèses centrales typiquement luthériennes pourraient très bien être qualifiées de « chrétiennes orthodoxes ». Une autre question est le refus du culte des icônes et le refus des rituels divins, la liberté d’interprétation individuelle des Saintes Ecritures, le rejet du caractère sacré de l’« Ancien Testament ». Ces traits ne peuvent absolument pas être qualifiées de chrétiens orthodoxes, ils sont les aspects négatifs secondaires de l’anti-papisme, qui était basé sur une intuition spirituelle, sur une protestation, plutôt que sur la consécration des vérités de la grande tradition du christianisme orthodoxe le plus pur. En tant que rejet de Rome au nom du pur christianisme, la Réforme était pleinement justifiée. Mais que fut-il proposé à la place ? C’est précisément là qu’était le point le plus important. A la place d’un appel à la doctrine orthodoxe complète et authentique, les protestants prirent le chemin douteux des intuitions et des interprétations individuelles. Dans ses manifestations supérieures, cela donna une pléiade des brillants visionnaires mystiques. Mais même dans ce cas, il n’y eut rien qui approcha des hauteurs de la métaphysique chrétienne orthodoxe. Dans ses pires manifestations, cela donna le calvinisme et la variété des sectes protestantes extrêmes, qui ne retiennent rien du christianisme à part le nom.

Il existe un dualisme entre Luther et Calvin, entre le protestantisme prussien (et français, huguenot) et le protestantisme suisse de l’« Ancien Testament », du pharisianisme, de la « nomocratie » du catholicisme, c’est-à-dire la composante judéo-chrétienne du papisme. C’est pourquoi la Bible luthérienne contient seulement le « Nouveau Testament » et les Psaumes, rejetant les autres livres de l’Ancien Testament, qui sont considérés comme incompatibles avec l’éthique chrétienne et avec l’orientation de la tradition chrétienne en général. Quant au calvinisme, il en arriva au contraire à un historicisme typique de l’Ancien Testament, à la négation virtuelle du caractère divin du Christ, qui fut transformé en « héros culturel ou moral ». Ainsi, le calvinisme développa surtout des tendances non chrétiennes-orthodoxes, également inhérentes au catholicisme antérieur, alors que la critique de Luther était justement élevée contre elles.

Ainsi, il exista deux tendances opposées dans la Réforme. L’une est relativement anti-catholique, d’une manière chrétienne orthodoxe (le luthérianisme). L’autre est anti-catholique d’une manière anti-orthodoxe (le calvinisme). Le catholicisme – particulièrement répandu et pratiqué, à propos, dans les pays romains [latins] – se retrouva pris entre deux versions du protestantisme, dont les principaux porteurs étaient des nations germaniques. Les Allemands-Prussiens de l’Est, qui à l’origine étaient des tribus slavo-baltes germanisées, adoptèrent le luthérianisme, repoussèrent le calvinisme et les tendances judéo-chrétiennes en dehors de leurs frontières.

Ainsi, une version du protestantisme (le calvinisme, le fondamentalisme protestant) devint l’avant-garde du pôle Occident / Mer / Capital, et l’autre, au contraire, sembla surtout être une branche du christianisme occidental, [une branche] proche du christianisme orthodoxe (mais encore loin de cette branche chrétienne orthodoxe).
Le lien entre le protestantisme et le capitalisme fut exposé finement et en détail par Max Weber dans son livre « Ethique protestante », où on peut aussi trouver l’explication de la différence entre le calvinisme et le luthérianisme. Un exemple est significatif : en Angleterre, le protestantisme conduisit aux réformes capitalistes ; en Prusse, le protestantisme ne fit que renforcer le système féodal. Par conséquent, conclut Weber, il est question de tendances profondément différentes. Dans une analyse analogue, Werner Sombart, un disciple de Weber, va encore plus loin, il fait remonter la source du capitalisme non seulement au protestantisme, mais aussi aux fondements de la doctrine scolastique catholique elle-même. Oswald Spengler ajoute d’intéressantes observations sur ce thème dans son ouvrage « Socialisme et Prussianité ».

Le paradigme de l’opposition religieuse est défini comme étant celui de l’opposition entre le christianisme orthodoxe et le catholicisme et (plus tard) le fondamentalisme protestant extrême. Dans cette antithèse, une grande importance est accordée dans l’éthique religieuse au rapport entre ce qui est de ce monde et ce qui est de l’Autre Monde. L’idéal éthique chrétien orthodoxe consiste à insister sur la proportion inversée entre le monde humain et le monde divin. Le fondement de cette approche se trouve dans l’« Evangile » lui-même (« je ne suis pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs », « il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’atteindre le royaume des cieux », etc.), dans la tradition chrétienne orthodoxe, et aussi dans l’éthique sociale de l’Eglise d’Orient.

Le bien-être terrestre est considéré comme éphémère, insignifiant, et l’amélioration de la vie dans ce monde est considérée comme une question secondaire et essentiellement sans importance face à la tâche principale du chrétien : la tâche d’atteindre le Saint Esprit, le Salut, la transformation. Dans cette vision, pauvreté et modestie apparaissent comme étant non pas une sorte de raccourci, mais au contraire le fondement nécessaire pour la recherche spirituelle, et l’ascétisme, le monachisme, le fait d’échapper à la matière de ce monde est considéré comme une mission supérieure.

Dans ce monde, la souffrance se révèle être non seulement une punition, mais aussi une répétition glorieuse et bénie du chemin du Christ. Une partie de l’Autre Monde se révèle à travers celle de ce monde, rendant ce dernier relatif, insignifiant, transparent, transitoire.

De là vient la traditionnelle négligence (bien que relative, bien sûr) quant à la conduite de la vie, caractéristique du christianisme oriental. On ne peut pas affirmer que cette approche chrétienne orthodoxe conduise toujours à des résultats positifs. Dans sa manifestation supérieure, elle est sainteté, mépris de l’argent, sommets de conscience spirituelle, contemplation. Dans sa manifestation inférieure, celle de la parodie, elle est paresse et négligence.

Depuis le début, l’Eglise d’Occident fut remarquable pour son intérêt marqué pour les questions terrestres, pour les intrigues politiques, pour l’accumulation et la distribution des biens terrestres. Le fondamentalisme protestant accentua cet aspect à l’excès, portant toute son attention à ce monde exclusivement. L’éthique protestante affirme que la pauvreté est un vice en soi, et la richesse une vertu. L’élément de l’Autre Monde est entièrement transféré dans celui de ce monde, la récompense et la punition sont toutes deux déplacées de l’Autre Monde vers celui-ci.

Cela conduisit à un épanouissement sans précédent dans la manière de conduire sa vie, mais diminua ou nia complètement l’aspect contemplatif, purement spirituel de la religion. Dans ses formes extrêmes, il ne reste rien, non seulement de l’esprit, mais aussi de la lettre de la doctrine chrétienne. De là vient la tentative de censurer le « Nouveau Testament » aux endroits où existent des contradictions flagrantes avec les thèses extrêmes de l’esprit protestant. Ces types éthiques si opposés, ayant été sécularisés, d’une part donnèrent naissance au socialisme, d’autre part donnèrent naissance au libéral-capitalisme. Dans ce tableau sont définis les deux sujets principaux de l’histoire : l’Eglise d’Orient (le christianisme Orthodoxe) et l’Eglise d’Occident ou pour être plus précis la mosaïque des confessions occidentales, à l’avant-garde desquelles se trouve, comme nous l’avons déjà vu, le « fondamentalisme protestant ». La dialectique de leur opposition dévoile la trajectoire secrète du contenu religieux de l’histoire.

Examinons maintenant quelques autres confessions religieuses, dans lesquelles se trouve un facteur eschatologique manifeste, et qui possèdent une dimension suffisante pour prétendre au rôle dirigeant dans le drame final de l’histoire. Seuls l’islam et le judaïsme prétendent à ce rôle.

Le judaïsme est le paradigme de la religion d’orientation eschatologique, et le christianisme lui-même est étroitement associé à l’eschatologie judaïque. La religion judaïque s’exprime de la manière la plus complète dans l’image conceptuelle de la Fin des Temps et de la participation des nations et des églises à celle-ci.

Là réside dans ses traits les plus généraux le sens de l’eschatologie judaïque.

Les Juifs ne sont pas seulement une nation, mais simultanément une communauté religieuse, dont l’accès est refusé aux représentants des autres nations. Une telle identification de l’élément ethnique avec l’élément religieux forme le trait caractéristique unique du judaïsme. Dans ce sens, tout ce qui a été dit précédemment concernant les Juifs en tant que nation est pleinement applicable au judaïsme en tant que religion.

Le judaïsme est le sujet de l’histoire religieuse, son pivot. Pendant longtemps, la religion judaïque est attaquée par les autres confessions « goyish », mais à la fin des temps, avec la venue du Messie, rassemblant tous les Juifs sur la Terre Promise, et avec la restauration du Temple, le judaïsme s’épanouira et se placera lui-même à la tête de la Terre. Le sionisme moderne est devenu l’expression séculière de cette eschatologie religieuse.

Le fait que les Juifs ne se soient pas dissous en tant que nation et en tant que religion dans l’océan des autres nations pendant les longs siècles de la dispersion, qu’ils aient conservé la foi en leur triomphe futur, que, après avoir subi tant d’épreuves, ils aient été capables de réaliser leur rêve longtemps attendu et de re-créer leur propre Etat, fait une grande impression sur tout observateur impartial. Un tel accomplissement littéral des attentes eschatologiques des Juifs témoigne de manière évidente que cette tradition est, réellement, étroitement associée au mystère de l’histoire du monde, et aucun sceptique, aucun positiviste, aucun antisémite ne peut repousser la question d’un geste de la main. De plus, pendant les derniers siècles, le statut du judaïsme en tant que religion s’est amélioré au point qu’aux yeux des nations chrétiennes elle est passée de l’état d’une hérésie périphérique captive à celui d’une confession recevant la préférence pour la discussion et la résolution des questions mondiales les plus importantes. Cependant on peut noter que l’unité confessionnelle des Israélites n’est pas si solide qu’elle peut le sembler.

Il existe – dans les traits les plus généraux – deux versions du judaïsme : la version spiritualiste (mystique) et la version matérialiste (concevant la vie comme un but en soi). Les diverses tendances de la mystique juive traditionnelle – la Kabbale, le hassidisme, et certaines tendances hérétiques du genre « sabbataïsme » [les adeptes du pseudo-Messie Sabattaï Zevi au 19è siècle] – correspondent à la première version. La seconde version est associée au talmudisme, à l’interprétation ritualiste littérale et nomocratique des principes de la Torah, déterminant les questions de la vie quotidienne. Dans ce dualisme nous voyons aussi une analogie directe avec le dualisme correspondant de la tradition chrétienne elle-même – le christianisme occidental se préoccupant de la vie [terrestre] (allant du catholicisme au fondamentalisme protestant) et le christianisme oriental (le christianisme orthodoxe) contemplatif et mystique.

Ce thème est analysé en détail dans les travaux de l’important penseur juif moderne Gershom Sholem.

Le secteur spirituel du judaïsme – et cela ne devrait plus surprendre personne – caractéristique en premier lieu des Juifs d’Europe orientale, et additionnellement du hassidisme de Baal-Shem Tov, émergea et se développa sur le territoire de l’empire russe. Et c’est exactement de ces milieux extrêmement spiritualistes que vinrent la plupart des révolutionnaires marxistes juifs, les bolcheviks, les socialistes-révolutionnaires, etc. L’éthique ascétique, eurasienne, « chrétienne orthodoxe » et l’idéal messianique de la fraternité correspondaient précisément à cette variante mystique, spirituelle, de la tradition judaïque. Dans sa forme séculière elle donna naissance au « sionisme de gauche ».
La branche opposée, l’orthodoxie talmudique, poursuivant la politique du rationalisme de Maïmonide de la même manière que les anciens Sadducéens, penchait vers la diminution du facteur de l’Autre Monde, vers la négation implicite de la « résurrection des morts », vers l’éthique immanente de la vie terrestre.

Sur le plan eschatologique, le Talmud considérait le futur triomphe des Juifs comme une victoire exclusivement immanente, sociale et politique, l’établissement d’une énorme puissance matérielle.

A la place de la transformation du monde à la fin des temps, de sa « restauration » (« tikkun ») qui était anticipée par les mystiques juifs, les talmudistes identifiaient l’époque messianique à une sorte de réorganisation des éléments présents, qui transférerait les avantages de la puissance et du pouvoir aux représentants du judaïsme et à l’Etat israélite restauré. Cette tendance générale à l’immanence et cette éthique centrée sur la résolution des questions pratiques de ce monde, sur la manière de mener sa vie, réunit les rabbins orthodoxes et les « sionistes de droite ».

En d’autres mots, de la même manière que dans le cas de l’eschatologie ethnique, le domaine religieux du judaïsme s’étend entre deux pôles – le pôle oriental (exprimé dans le christianisme orthodoxe) et le pôle occidental (exprimé dans le catholicisme et dans le protestantisme judéophile extrême).

La tradition islamique, liée à l’héritage religieux sémitique, cependant, est incomparablement moins eschatologique que le christianisme ou le judaïsme. Bien qu’il existe aussi une doctrine eschatologique développée dans l’islam, elle est manifestement secondaire face à la logique massive de l’acharnement monothéiste à éviter la dépendance vis-à-vis des causes cycliques. Les versions les plus eschatologiques de l’islam sont répandues non pas parmi les purs Arabes d’Afrique du Nord, mais en Iran, en Syrie, au Liban et en particulier chez les chiites. La tendance chiite de l’islam est la plus proche de l’éthique chrétienne et de l’orientation eschatologique. Il existe aussi de nombreux parallèles avec la tendance spirituelle du judaïsme. Les sectes chiites extrêmes – les Ismaéliens, les Alaouites, etc. – fondent toute leur tradition sur ce thème eschatologique, attendant la venue de « l’Imam caché » ou du « Kaiim » (le « résurrecteur »), qui restaurera la tradition authentique, dégradée par des siècles de compromis et de déviations, et ramènera l’humanité dans le royaume de justice et de fraternité.

Cette tendance eschatologique de l’islam – à la fois dans le contexte chiite et en dehors de lui – pourrait bien être considérée comme une variété d’« eurasisme » dans son interprétation la plus générale. Elle correspond exactement à la perspective eschatologique chrétienne orthodoxe, bien qu’elle opère évidemment avec une autre terminologie dogmatique et confessionnelle. L’autre version, non-eschatologique, de l’islam, brillamment exprimée dans le wahabisme saoudite, en dépit des puissants mécanismes de la mobilisation fanatique, est tout à fait neutre au sens de la conceptualisation du rôle de l’islam à la fin des temps, ou considère ce problème selon une perspective technique et matérielle. Comme la population islamique s’accroît régulièrement, l’importance du facteur islamique s’accroît d’une manière naturelle. Dans le pragmatisme wahabite tout comme dans d’autres formes non-eschatologiques du fondamentalisme islamique, on peut très bien reconnaître des traits qui sont typologiquement similaires au fondamentalisme du mode de vie des protestants ou des Juifs orthodoxes. 

A l’époque actuelle on peut difficilement parler sérieusement du « facteur islamique » comme de quelque chose d’uni, possédant une dimension suffisante pour supposer sa propre version religieuse indépendante de la « fin des temps ». Nous pouvons juste noter que l’« anti-judaïsme » ou, plus précisément, l’« anti-sionisme », est un facteur commun dans le monde islamique. Et dans ce sens, mettre l’accent sur ce problème ethnique et religieux au détriment de la reconnaissance de l’opposition principale entre le christianisme orthodoxe et le christianisme occidental, rappelle la situation que nous avons vue en analysant la signification du racisme allemand. La tendance qu’ont de nombreux idéologues islamiques à faire d’« Israël » et des « Juifs » la question centrale de l’histoire moderne, en surestimant la contradiction islamo-juive, nous conduit à nouveau à une situation sans issue et insoluble, qui a tant entravé la clarification des fonctions et l’identification des principaux sujets de l’histoire humaine, qui approche inévitablement de son dénouement.

Nous pouvons noter que l’islam lui-même commence aussi à être considéré comme une sorte de « terreur », en face de laquelle les « forces progressistes » ou même les « pays chrétiens » doivent s’unir. En d’autres mots, l’islam ou le dénommé « fondamentalisme islamique » commence à assumer la fonction du fascisme à présent disparu. Nous avons vu combien le rôle du fascisme a été douteux à tous les niveaux du véritable duel. Il serait extrêmement dangereux de reproduire une situation analogue, mais cette fois-ci avec « l’islam ».

La dernière formule

Résumons finalement cette analyse trop rapide. Nous avons découvert qu’à tous les niveaux des modèles réductionnistes les plus généralisés de la téléologie historique, il existe presque la même trajectoire de développement du processus historique. A présent il nous reste juste à rassembler tous les composants de la dernière formule généralisante.

Ainsi, deux sujets, deux pôles, deux réalités extrêmes agissent à travers l’histoire. Leur opposition, leur lutte, leur dialectique forment le contenu dynamique de la civilisation. Ces sujets deviennent de plus en plus visibles et évidents, passant de l’existence obscure, voilée, « spectrale », à la forme claire et ultime, strictement fixée. Ils s’universalisent et s’absolutisent :

Premier sujet : Capital = Mer (Occident) = Anglo-Saxons (au sens large de « Germano-Romains ») = religions chrétiennes occidentales

Second sujet : Travail = Terre (Orient) = Russes (au sens large d’« Eurasiens ») = christianisme orthodoxe

Le vingtième siècle est point culminant de la tension maximale de ces deux forces, la dernière bataille, le Endkampf.

A présent nous pouvons établir le fait que le premier sujet a été capable, selon presque tous les paramètres, de triompher du second sujet. Et le principal instrument, l’instrument tactique de cette victoire de l’Occident, constamment répété à tous les niveaux, a été l’utilisation d’une réalité intermédiaire, d’un troisième pseudo-sujet de l’histoire, qui à chaque fois s’est révélé être un mirage irréel, destiné à masquer la véritable essence de l’opposition eschatologique.

La victoire de l’Occident (dans toute sa dimension) peut être comprise de deux manières. Les libéraux optimistes affirment que cela est le final et que « l’histoire s’est terminée avec succès ». Les plus prudents disent que cela n’est qu’un stade provisoire, et que le géant abattu pourrait être capable de se relever dans certaines circonstances. De plus, le vainqueur fait face à une situation nouvelle et complètement inhabituelle pour lui, la situation de l’absence d’un ennemi, avec lequel le duel formait le contenu historique. Par conséquent, l’actuel sujet de l’histoire, demeuré seul, doit résoudre le problème de la post-histoire, ce qui pose la question de savoir s’il doit rester le sujet de cette post-histoire ou s’il doit se transformer en quelque chose d’autre.

Mais cela est un thème absolument différent.

Et qu’en est-il du vaincu ? Il est difficile d’attendre de lui des réflexions claires et impartiales. Dans la plupart des cas il ne comprend pas ce qui lui est arrivé, et l’organe amputé – dans le cas présent il s’agit du cœur – est encore douloureux, comme chez un patient après une opération. Seul un petit nombre de gens comprend ce qui s’est passé au début des années 90.

Ou autrement, comment pouvez-vous expliquer le fait que Gorbatchev puisse tranquillement marcher dans les rues, en risquant juste d’être giflé par un travailleur exploité ?

Publié dans Elementy N° 9. (1998)

(*) Il faut signaler que cette interprétation est généralement contestée par les Juifs, qui affirment que certains passages des textes juifs (notamment du Talmud) ont été tronqués et/ou sortis de leur contexte, à des fins de dénigrement. Tel n’est manifestement pas l’avis de Dugin, mais cette opinion n’engage que lui. Si des lecteurs désirent éclaircir ce point, ils peuvent interroger Dugin lui-même, qui est un personnage public en Russie. (Note du traducteur français)