Poutine, Valdaï et le koan du samouraï.

Poutine, Valdaï et le koan du samouraï.

 

Cet article d’Alexandre Douguine a été publié le 27 octobre 2014 sur le portail d’informations AVA.MD

Les discours patriotiques de Poutine sont dangereux car bien souvent ils ne sont suivis par rien, sinon le contraire de ce qu’ils affirment.

Le discours de Valdaï de Poutine fut formulé dans une tonalité clairement eurasiste et souveraine. Il paraît que cela aurait du nous réjouir et inspirer l’espoir de la fin du temps des hésitations et des tentatives de conciliation avec l’ennemi, et de l’entrée en confrontation directe avec l’Occident et l’hégémonie américaine, contre lesquels nous combattons directement depuis longtemps déjà.

Mais j’ai relevé les particularités suivantes : le discours de Poutine est difficile à mettre en corrélation avec la politique qu’il mène. Logiquement, une déclaration claire devrait être suivie par des actes pareils. Mais Poutine ne bâtit jamais sa politique de cette façon. Il la mène de la manière inverse. Toutes les décisions patriotiques les plus lourdes de sens sont adoptées spontanément, sans aucune préparation. Rien ni personne ne les laisse présager et personne ne les prépare. En règle générale, le discours s’inscrit dans une autre logique, aucunement liée aux actes. En outre, au plus le discours est porteur d’accents patriotiques, au plus il sera vraisemblablement suivi de démarches de conciliation avec l’Occident. L’inverse est vrai aussi : au plus le discours est neutre et évasif, au plus sera probable un geste spontané et décisif.

La veille de l’événement de Crimée, Poutine n’a quasi rien dit, il regardait les jeux olympiques et para-olympiques, charmé par les sportifs. Soudain, un bond. Et la Crimée est à nous. Ensuite il s’exprima dans l’émission Ligne Directe, sur un ton radicalement patriotique qui a fait se lever la Novorossie et la Russie. C’est littéralement au moment de ce discours que tout l’appareil administratif de la Russie s’est mobilisé et a commencé à intervenir dans le sens complètement opposé, et il en a été ainsi jusqu’à présent. Si on se remémore d’autres épisodes, par exemple celui du discours de Munich, nous voyons le même phénomène; il n’a été suivi d’aucune démarche de poids, ni d’aucune décision, en matière de politique intérieure aussi bien qu’extérieure. Les décisions se prennent en l’absence de déclaration, comme la fermeture du fonds Soros en République Fédérale, le jugement de Khodorkovski ou l’envoi de notre armée en Ossétie du Sud et en Abkhazie.

C’est pourquoi je commence à me méfier des discours patriotiques de Poutine : ils sont dangereux car ils ne débouchent sur rien de concret (dans le meilleur des cas), ou sur le contraire de ce qu’on y a entendu. C’est bin mieux lorsqu’il se tait ou prononce des paroles insignifiantes. Il y a plus de chance que cela soit suivi d’une action remarquable et décisive.

Nous avons manifestement affaire à la psychologie de l’éclaireur, avec sa seconde nature. Jamais il ne doit partager les véritables plans avec qui que ce fut, et encore moins, en parler ouvertement. Au contraire, chaque mot prononcé doit être masqué. Personne ne doit connaître la vérité, sinon l’opposant (et il est partout) parviendra à se préparer et à faire avorter les plans. Le mieux ce serait encore de ne pas connaître la vérité soi-même, et d’avancer pas-à-pas en fonction des instructions reçues régulièrement du centre, à travers un système complexe de secrets et de caches. Mais voilà le problème: au-dessus du Président, on ne trouve personne, le centre fait défaut, et il n’y a personne de qui recevoir des instructions. Cela génère un problème cognitif : on ne peut se cacher ce que l’on sait, mais seulement ce que l’on ignore. C’est incroyablement difficile, mais l’effet est stupéfiant: si personne, pas même elle-même, ne sait ce qu’il y a dans la tête de la Personne au sommet de l’État, alors nul ne peut gâcher ses plans car ils naissent spontanément, au tout dernier moment. 

Il est bien connu que les arts martiaux de l’Orient, que pratique Poutine, sont fondés sur la métaphysique du Bouddhisme Tch’an, en japonais, Zen. Leur but n’est pas de vaincre l’ennemi, mais de se libérer du courant des pensées, et se donner ainsi la possibilité de se manifester en tant que pure spontanéité (satori). De là, la pratique des koans : si on dit des choses insensées (par exemple: qu’est-ce que le claquement d’une seule main?), on libère la pure conscience, la grande vacuité, mu. C’est elle qui doit diriger. Tout ceci, Poutine le maîtrise à la perfection: c’est pourquoi ses paroles n’ont aucune signification; elles servent à semer la confusion chez le profane et à mener l’initié à la grande vacuité.

Ainsi, Poutine le gentil et discret éclaireur devient Poutine l’initié, le maître qui étreint la vacuité. Lorsque dans le discours de Valdaï, il s’acharne sur l’Occident, il ne s’adresse pas du tout à l’Occident, mais à quelque chose d’intérieur, d’insaisissable, d’hermétique à toute définition. C’est comme un koan. Quand on les interprète dans leur sens original, les mots perdent du sens, de nombreuses nuances sémantiques se dispersent ou s’évaporent complètement. Alors est atteint l’objectif chéri : l’ennemi est dans la confusion, et l’observateur attentif aura découvert l’existence d’une pensée non-duelle, vide. C’est semblable à une figure de taekwondo, ou de judo ; l’opposant est instantanément désarmé, et il passe, sans comprendre comment cela s’est produit, de la posture verticale à l’horizontale.

Échec et mat. Mais pour qui? C’est là l’essence de la voie mystérieuse du Zen. Contre qui Poutine combat-il? Non pas contre celui à qui vous pensez, et encore moins contre celui qu’il déclare affronter. L’ennemi est sans cesse autre, il est impossible d’y faire même simple allusion, on ne l’appelle pas par un nom. Plus encore, il vaut mieux ne pas penser à l’ennemi, ne pas concentrer l’attention sur lui. Et plus important encore, selon les règles du Bouddhisme Zen, il est préférable de ne rien connaître de l’ennemi. Le combat est une lutte contre l’illusion, inexistante, car la véritable lutte est non-lutte, et la véritable action, non-action. Les lois de l’actuel Grand Jeu sont telles qu’il est difficile d’anticiper, et même, elles feraient croire qu’il n’existe pas. Les mots servent seulement à masquer l’absence de pensée. Celui qui sait se tait, oubliant l’abondante sagesse dont il s’apprêtait à parler.

Avant j’interprétais en tant que koan seulement les contradictions ouvertes des discours de Poutine, dans lesquelles la première moitié de la phrase entrait sémantiquement en conflit avec la seconde. Mais ce n’était là que demi-vérité. Progressivement, j’ai compris que tout ce qu’il disait était koan. Et même, un koan d’autant plus fort, à mesure que son interprétation était difficile. Les koans les plus hauts ne souffrent d’ailleurs aucune interprétation. Rien ne s’en suit, ils ne communiquent rien. J’ai compris que Poutine parle de cette façon précise, à l’aide des plus hauts koans.

Et ainsi, tout trouve sa place: sauver la Novorossie signifie abandonner la Novorossie, mais abandonner la Novorossie sous-entend lui apporter le soutien nécessaire. Si on répète quelques fois ce schéma paradoxal, on obtient précisément celui de notre politique au Donbass. Y envoyer Strelkov pour en retirer Strelkov, en retirer Strelkov pour récompenser Strelkov, récompenser Strelkov pour entraver Strelkov, entraver Strelkov pour en faire un vrai héros. Et ensuite à nouveau y envoyer Strelkov. Et il en va de même avec tout le reste. C’est le koan du samouraï. Envoyer l’armée pour ne pas envoyer l’armée, mais ne pas l’envoyer pour l’envoyer plus efficacement et intensément. Il ne s’agit pas de malice, mais d’une ferme dissimulation de la vérité permettant d’enseigner la voie de la Grande Vacuité.

Il en va ainsi de l’Occident. C’est un ennemi, mais un ennemi tel qu’il est aussi ami, car enfin, ne faisons-nous pas partie de la civilisation euro-atlantique, c’est à dire, de lui-même ? Mais nous en faisons partie tout en représentant quelque chose de radicalement différent, autre. C’est pourquoi il faut entretenir des relations amicales à notre égard. Suite à notre grande différence. Mais ne partageons pas les valeurs de l’Occident comme nous étant opposées, suite à la véritable unité de la Grande Europe de Lisbonne à Vladivostok, dans laquelle la Russie est une civilisation souveraine et autonome et non objet de colonisation pour l’Occident, et ainsi, pendant,… Qu’est-ce, tout cela? Le koan sophistiqué de Valdaï. Toute conclusion qu’on en tirerait sera sciemment trompeuse, fausse. Il convient de regarder dans l’autre direction, pas vers l’écran de télévision. Poutine veut littéralement dire à tous: ne vous fiez pas au monde extérieur, il n’est pas authentique. Mais le monde intérieur n’est guère mieux. Il y a seulement basho, la logique du lieu, un bond réussi, l’illumination instantanée, mais ce que je vous dit aujourd’hui, et plus encore, ce que vous entendez, c’est le jeu cosmique des ombres, la leela, maïa, le cours du samsara.

Une leçon de basho, rien de personnel.